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Trains étroitement surveillés (Ostre Sledované Vaky) Tchéc. VO N&B 1966 88' ; R. J. Menzel ; Sc. J. Menzel, Buhumil Hrabal, d'après son roman ; Ph. Jaromir Sofr ; Déc. Oldrich Bosak ; M. Jiri Sust ; Mont. Jirina Lukešová ; Pr. Studio de Barrandov ; Int. Vaclav Neckar (Miloš Hrma), Jitka Bendová (Machá), Josef Somr (Hubicka), Vladimir Valenta (le chef de gare).
Sous la botte nazie, Miloš est nommé sous-chef stagiaire dans une petite gare de Bohême. Malgré l'ardente admiration des Huiles pour l'Occupant, la guerre s'efface derrière les préoccupations les plus triviales : vanité sociale, petits loisirs, sexe surtout. Le sous-chef Hubicka court si bien le jupon qu'il stagne dans son grade. Il suscite la jalousie du chef qui, pour être colombophile bedonnant, légitimement marié et admirateur de Madame la comtesse, n'en n'est pas moins amateur de chair fraîche. Il y a toujours quelque jeune beauté pour visiter la gare, et Hubicka use sans ménagement du canapé dit "autrichien" du chef, dont le similicuir est mis à rude épreuve. La mère de la jeune collègue télégraphiste a même découvert sur les fesses de sa progéniture des tampons administratifs appliqués avec soin.
Mais la folie du sexe s'étend au-delà : deux wagons en souffrance sur une voie de garage débordent de séduisantes infirmières, qui offrent le repos du guerrier à une patrouille de permissionnaires allemands. Dans cette ambiance stimulante, le malheureux héros toujours vierge et trop timide, subit le supplice de Tantale, qu'exacerbe la jolie contrôleuse Macha. Elle finit par prendre les choses en main mais, victime d'une humiliante défaillance, il tente de mettre fin à ses jours. Le docteur ayant expliqué la nature de sa mésaventure, "ejaculatio praecox", prescrit une partenaire expérimentée. Le jeune homme annonçant diagnostic et remède, sonne naïvement l'alarme autour de lui, de façon d'autant plus pressante qu'il a bientôt rendez-vous avec Macha.
Cependant les Partisans font appel aux cheminots pour détruire un train SS chargé de munitions. Miloš accepte la mission de lâcher à l'heure de midi du haut d'une passerelle sur le convoi une minuterie explosive réglée pour se déclencher un peu plus loin. C'est une charmante trentenaire surnommée Viktoria Freie qui, la veille, apporte la machine infernale dans un paquet cadeau. Avec la complicité du sous-chef et le concours du fameux canapé, le stagiaire est initié. La sellerie a encore crevé, mais Miloš est enfin un homme.
Le lendemain, un peu avant midi débarquent par la draisine officielle, petite auto aux essieux adaptés, la commission disciplinaire des chemins de fer qui enquête sur l'affaire des tampons. Il ne sera pas retenu contre le prévenu d'atteinte à la dignité, mais à la langue allemande, les tampons étant rédigés aussi dans la langue de Goethe. Pendant que le sous-chef est sur la sellette, son subordonné extrait le fameux paquet d'un tiroir au nez et à la barbe de l'autorité et se rend sur le quai. Il tombe sur Macha, qu'il prie de patienter. Le jeune désormais homme se hisse sur la passerelle et remplit sa mission mais, atteint par les balles SS, il tombe inanimé sur un wagon. Au bout de quelques secondes retentit une formidable explosion, suivie d'un souffle dévastateur qui secoue la gare, malmenant Macha et les autorités au milieu desquelles se tord de rire le sous-chef.
C'est donc un récit initiatique sous forme tragi-comique, mais surtout, ce que le synopsis est impuissant à traduire, profondément filmique. Autrement dit, il met à mal les valeurs les mieux assises en développant, avec des images et des sons, et pas des idées, un univers singulier, ici à base résolument érotique. D'une agréable désuétude distanciatrice, la musique elle-même, loin d'exercer la dictature ordinaire à la musique de film, contribue à développer la dimension ludique, passant de la fosse à la radio diégétique, puis aux lèvres du sous-chef sifflotant nonchalamment après le canapé. L'insolence dans la dérision des valeurs établies qui en découle définit le registre dominant du film.
Des éléments anodins se trouvent ainsi affectés d'un coefficient que ne laissait pas prévoir leur fonction ordinaire. Ainsi, le timbre à cachet officiel, tout d'abord présenté comme attribut d'un grand chef de l'administration des chemins de fer, se fait accessoire érotique entre les mains de Hubicka. Placés à des positions stratégiques sur la carte de l'Europe, plusieurs de ces accessoires bureaucratiques ne sont pas sans évoquer des avions.
Ce thème se clive effectivement en deux volets antinomiques : la guerre et l'amour. La démonstration stratégique semble provoquer chez la jeune télégraphiste des démangeaisons mammaires que calme la pointe de son crayon. L'oncle photographe chez lequel Macha invite son cousin pour la nuit est un vieux coquin pelotant les filles qui posent sur un aéroplane en trompe-l'œil, dont la queue lui inspire au passage quelque grivoiserie. Mais le lendemain matin son studio est dévasté par les bombes. Naguère acrobate aérienne, Viktoria Freie est aussi engagée dans le combat pour la cause des Partisans que pour celle d'Eros. Lorsque le chef de gare outré arrache le timbre coupable à son fringant subalterne, un ventilateur à l'arrière-plan évoque une hélice d'avion. Du reste les plans de coupe de la gare rythmant le récit sont cadrés en plongée aérienne.
Cette alliance entre les contraires (oxymore) dans la mesure où elle ne résout jamais en synthèse, est exemplaire de la logique artistique. Il en va de même pour la sexualité et la Madone dont le portrait orne le mur de la chambre de l'hôtel de passe où Miloš s'ouvre les veines. "Jésus-Maria !" s'exclame-t-on à la découverte du jeune homme sans connaissance et stigmatisé aux poignets. Puis voici que, nu et pantelant dans les bras de son sauveur, il compose irrésistiblement une Pietà. La même exclamation pieuse viendra à la bouche de la mère de la télégraphiste découvrant la profanation des aires anatomiques supposées être les mieux voilées de son enfant. Ce qui ne l'empêche pas au tribunal de retrousser haut la jupe pour le constat officiel, sous l'œil aussi d'un Christ en croix trônant parmi les juges. Et par le truchement d'un œil-de-bœuf dans l'alignement, l'auréole christique va jusqu'à ceindre la tête épanouie du sous-chef sortant d'une séance de canapé.
Tout le sel tient dans la forte tension érotique générale de l'intrigue. Les uniformes des infirmières sont outrageusement courts, se retroussant de surcroît lorsqu'elles gravissent les raides marches du wagon. Par cadrage ad hoc, la main du tailleur indique comment élargir l'entrejambe du chef de gare. Sous le regard expert de Hubicka, le cul du cheval de la comtesse est solidaire de la cavalière qui vient de s'ajuster exactement sur la selle. L'épouse du chef de gare masse indécemment d'une main le cou dressé de l'oie au gavage. La déchirure triangulaire du fameux canapé laisse affleurer une bourre de forme pubienne dans laquelle le chef de gare promène ses doigts. Même jeu digital de Hubicka dans les fragiles réseaux de minuterie de la machine infernale. À la fin Macha, invitée à patienter, est assise sur une charrette au timon érigé, avatar du rêve de Hubicka dans lequel, changé en charrette, il est tenu au timon par la comtesse.
Mais surtout, inspiré du régime de la montée du désir, le rythme même du film procède de la sensualité. L'ambiance sonore du bureau repose sur le lent tempo symphonique de timbres ténus ou cristallins, émanant de l'horloge, du télégraphe, des parasites de la radio, des instruments électriques de mesure. Ils ont en partage la faculté de souligner un paisible silence. Suavité de vacance rythmée donc, retenue d'haleine dans l'attention fixée au mouvement intérieur des sensations naissantes. Mais la physique du désir elle-même implique la manifestation, qui est au cinéma d'ordre scopique. Ce jeu des sons n'est que le contrepoint d'un impalpable ballet minimaliste. Sous l'œil unique d'un voyant de radio lumineux dans la pénombre, tout ce gracieux appareillage organique clignote et plisse en douceur la pellicule télégraphique, qui trace en frémissant de flexibles turgescences, tandis que l'aiguille d'un voltmètre oscille en hésitations fébriles autour de sa culmination.
La véritable puissance étant cependant dialectique, le sexe triomphant tire confirmation du dysfonctionnement. La gloire du mâle nouveau jaillit de la métamorphose du puceau transi. Miloš use maintenant des ciseaux en guise de clap marquant la fin de la séquence de la honte : "je me suis comme coupé du passé", commente-t-il. Cette même paire à l'aide de laquelle le chef de gare offre généreusement une demi cigarette à la jolie "cousine" de Hubicka était au départ une claire figure de la castration. Le chef conte en même temps l'histoire d'un boucher qui, ayant glissé un pis de vache dans sa braguette, le coupe avec des ciseaux pour impressionner une dame dans l'autobus. La faille tenait à la hantise du voyeur. Hubicka déjà voulait s'immiscer dans la vie sexuelle de Miloš en quêtant des confidences. Mais pire, il y a l'œil photographique. Chez l'oncle, la chambre n'est séparée que par une porte à claie ballante de la cuisine où, profanateur de silence et d'obscurité propices, le photographe s'empiffre en écoutant la radio. Un rai de lumière zèbre indiscrètement la couette des novices. Ironie du sort, Miloš n'a pu connaître des ébats de Hubicka avec sa "cousine" qu'un rai de lumière sous la porte close. Frappante image du drame opérant la synthèse de l'effet et de la cause, la chambre photographique à soufflet flapi à la suite du bombardement.
Au total, un premier film prodigue de plus, et dont la liberté de manœuvre constitue un remarquable moyen de sensibilisation à la voie artistique au cinéma. 7/09/05 Retour titre