CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité



Jean RENOIR
liste auteurs

Toni Fr. N&B 1934 84' ; R. J. Renoir ; Sc. J. Renoir, Carl Einstein d’après un fait divers recueilli par Jacques Levert ; Ph. Claude Renoir ; Son Bardisganian ; Mont. Marguerite Houlle et Suzanne de Troye ; M. Paul Bozzi ; Pr. Les Films d’aujourd’hui ; Int. Charles Blavette (Antonio Canovo dit Toni), Jenny Hélia (Marie), Célia Montalvan (Josefa), Max Dalban (Albert), Edouard Delmont (Fernand), Andrex (Gabi), André Kovachevitch (oncle Sébastian), Paul Bozzi le (guitariste).

   Toni débarque du train aux Martigues avec les autres Italiens en quête de travail et de pain. Il frappe à la porte de la logeuse Marie, qui devient vite sa maîtresse. Mais s’éprend de l’Espagnole Josefa, hébergée, de même que son cousin Gabi, chez leur oncle Sébastian. Toni travaille dur à la carrière avec son ami Fernand logé aussi chez Marie, dont il est amoureux. Sébastian consent à donner sa nièce à Toni, mais ce dernier est devancé par Albert, le contremaître.
   En même temps que Toni et Marie, Albert et Josefa se marient. Cette dernière donne naissance à une petite fille mais Albert est un époux odieux, infidèle dilapidant l’argent du ménage. Sébastian meurt après avoir fait promettre à Toni de faire baptiser sa petite-fille. Celui-ci n’a jamais cessé d’aimer Josefa. Si bien que Marie tente de se suicider. À la suite de quoi elle refuse de revoir Toni. Il s’installe dans une cabane d’où il peut surveiller la maison de Josefa et rêver à loisir qu’il l’emmènera tôt ou tard en Amérique du sud.
   Albert, qui a accaparé les biens de l’oncle, garde tout l’argent disponible pour lui. Josefa le trompe avec Gabi. Lequel propose à sa maîtresse de s’enfuir. Après l’avoir incitée à s’emparer du contenu du porte-monnaie attaché au cou d’Albert, il s’esquive lâchement et rejoint Toni dont il espère récupérer la motocyclette. Craignant pour la vie de Josefa, Toni informé de la situation entraîne Gabi avec lui jusqu’à la maison. Surprise par Albert la main dans le sac et corrigée à coups de ceinture, Josefa parvient à s’emparer du revolver et tue son mari.
   Toni et Gabi arrivent donc trop tard. Pendant que Josefa à l’étage prépare ses affaires, le cousin, reconnaissant qu’il ne tient pas à elle, propose à Toni de la lui céder. Ce dernier lui fait cadeau de sa moto à condition qu’il ne remette plus les pieds dans le coin. Gabi file non sans s’être approprié le porte-monnaie d'Albert. Toni maquille le crime en suicide dans la campagne, mais, surpris par le garde-champêtre, s’accuse pour sauver Josefa, qui de son côté apprenant ce sacrifice se rend. Ce que Toni ignorant s’échappe. Abattu sans état d'âme par Ludovic, le voisin qui était chargé de le retenir, il meurt dans les bras de son ami Fernand, accouru pour le prévenir de l’arrestation de Josefa. Des Italiens débarquant du train comme Toni il y a trois ans passent à proximité en chantant.

   Réputé néoréaliste avant la lettre, ce film est construit comme une tragédie.
   Néoréaliste dans la mesure où s’inspirant d’un fait divers il est tourné sur les lieux authentiques (chemins rocailleux, arbres tourmentés, littoral auquel on tourne le dos contrairement à l’usage touristique, habitat dispersé) avec des acteurs amateurs du cru (costume, accent, etc.). Dans la mesure aussi où les protagonistes sont inséparables d’un contexte économique et social. Bref, ce film n'a que faire de la bienséance morale du cinéma dominant et revendique une certaine vérité au nom d’une responsabilité sociale implicite, ne serait-ce qu'en refusant la commode cécité, voire la fausse conscience propres à l’industrie du cinéma.
   Tragédie car construit en boucle comme d'une prédestination fatale réservée aux démunis. Le pont qui précède l’arrivée en gare du train est le lieu fatal. Celui par lequel les migrants affluent et sur lequel expire Toni, tandis qu’une nouvelle fournée vient de débarquer. Démuni : pas seulement économiquement, mais aussi socialement. Ce dernier aspect détermine même le comportement amoureux. Albert, Français de souche et contremaître, plus sûr de lui donc, l’emporte auprès de Josefa sur Toni, plus respectueux et donc moins hardi, trop patient, trop rêveur. Son authenticité le dessert et vient peser défavorablement sur son destin.
Toni fait généralement preuve d’une honnêteté foncière, accentuée en contraste par les figures d’Albert et de Gabi. Ce qui ne veut pas dire manichéisme : Ludovic a l'apparence du bon gros, qui accompagne ses filles à l'école. Cet assassin n'a pas la gueule de l'emploi. Le pathétique de la mort du protagoniste relève donc d’un tout indépendant de l'intrigue qui nous épargne le misérabilisme.
   D'autant que le réalisme ne se réduit pas au matériau, si authentique soit-il, mais tire sa puissance d’une écriture, de la poésie donc. Réciproquement celle-ci bénéficie d’un ancrage dans le matériau puisé dans la réalité. Le sifflement du train arrivant aux Martigues au début est comme l’annonce de la tragédie qui s’amorce. Mais la caméra et le montage lui attribuent une cause réaliste : les cheminots travaillant sur la voie.
   Ce qui donne vraiment libre cours à l’écriture cependant est l’affaiblissement systématique de l’emprise narrative sur le déroulement filmique, par le cadrage et le montage d’abord, qui en intégrant le hors-champ grâce au son, de sorte que le champ apparaît comme une transition, épargne le centrage surexplicatif. De même que le panoramique semble découvrir les choses au fur et à mesure, ou que la musique, qui n’est jamais extradiégétique, revient à l’écran après s’être manifestée hors-champ. La musique est d’ailleurs un apport réaliste de plus : le chanteur s’accompagnant à la guitare (Paul Bozzi) en italien ou en français est un élément typique de cette couche sociale.
   La poésie c’est la transformation du matériau le plus banal en signifiant dynamique porteur de sensation ou d’émotion questionnante. Elle émerge par le traitement transdiscursif d’un fait, d’un thème qui, repris à intervalles, surpasse l’ordre narratif sous la forme énigmatique d’un stimulant émotionnel.
   Tout commence par un poulet. Sébastian a fait cadeau d'un poulet à Toni. Ce qui provoque cette saillie d’un compagnon : qu’il s’agit de l’oncle d’un petit poulet bien tendre. Puis survient Ludovic, le futur meurtrier de Toni, toujours armé de son fusil, qui cherche le voleur d’un sien poulet. Par la suite, Ludovic paraît toujours à des moments délicats. Il surprend Toni et Josefa en situation équivoque. Il est encore présent à la tentative de noyade de Marie, tenant des propos malveillants à l’égard de Toni. La pulsion meurtrière de Ludovic semble avoir affaire à la sexualité. Il surgit agressivement aussi une nuit à la cabane, cherchant partout sa fille comme si Toni menaçait la vertu des filles du pays.
   Après le gallinacé, le félin. Le chaton noir que caresse Gabi au début traduit le caractère désinvolte de son refus d’aider Josefa à traîner le charreton de lessive par le chemin caillouteux. La signification sexuelle ne fait pas non plus de doute comme le montrera la suite. Ce comportement laisse pressentir le rôle néfaste du personnage. Paresse et inactivité entraînant des desseins égoïstes et nuisibles. C’est Toni qui se chargera du poids de la lessive en conformité avec son rôle, mais Albert qui en recueillera les fruits, puisque c’est à l’étendage qu’il surprendra Josefa sur ses mégardes.
   Alors que
Josefa s’éloigne dos-caméra, attelée au charreton en profondeur de champ, le chaton est au premier plan à droite sur le seuil de la maison. Plus tard, le chaton noir se tient sur la table autour de laquelle Albert et Sébastian marchandent la dot de Josefa, comme si l’enjeu sexuel destructeur avait emprunté un nouveau détour. Deux ans plus tard Albert, qui ne cache plus sa véritable nature, brutalise le chat devenu adulte pendant une scène de ménage. Enfin quand Toni et Gabi découvrent le cadavre d’Albert, le chat noir se trouve sur la table. Cependant un avatar signe un autre malheur, le petit chat que Marie reproche à Toni d’avoir noyé, ajoutant qu’il la pousse à l’eau, avant de courir à son insu s’y précipiter de désespoir.
   Ainsi la répétition en variation d’une chose quelconque construit un sens opaque donnant au film une profondeur poétique. Deux occurrences suffisent à la rigueur. Au début, Toni aspire par succion un dard d'insecte sur le dos de Josefa. À la fin elle lui montre au même endroit la trace des coups de ceinture. L’acte érotique a pour pendant la cause du meurtre d’Albert.
   Ce qui fait la poésie est l’impossibilité d’élucider totalement la nature des rapports. Un écart irréductible subsiste, qui questionne. On pourrait dire que le chat noir devait porter malheur, mais c'est contraire à la poésie. Laquelle résulte d’un jeu interne, alors que le symbole du chat noir représente l’addition étrangère d’un vieux cliché. Sa valeur ne provient pas d’un rapport interne mais du magasin des accessoires.
   L’effet poétique au contraire se construit avec les données du film, selon une voie émancipée de la fonctionnalité. Quand Toni et Fernand à la carrière s’interrogent sur l’avenir du couple Albert-Josefa, l’un espère « qu’il ne la laissera pas tomber », au moment précis où l’explosion d’une charge de dynamite provoque l’effondrement de la falaise en face.
   Toni, est donc un film libre, contenant en germe des audaces filmiques souvent méconnues, qui en font une œuvre particulièrement avancée, à méditer. 24/09/09 Retour titres