CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

 

  
Les Temps Modernes et autres chefs-d'œuvre
théorie symbolique du burlesque
(1)



   Le meilleur de Chaplin ne vieillit pas. Avec les mêmes images, on redécouvre inépuisablement la même chose, essentielle, que l'on pouvait croire une fois pour toutes établie. C'est justement le privilège de l'art de n'être point astreint à ce qui fait l'efficacité et la pauvreté constitutives de la communication. Toute la difficulté tient dans la définition de ce que peut le film au-delà de la convention qui est la condition de l'intercompréhension. Qu'appréhende-t-on d'essentiel, et comment, dans Les Temps modernes, qui ne soit de l'ordre de l'intelligible ? Il y va de rien moins que d'une rencontre capitale entre le cinéma sans paroles et le burlesque, participant d'une révolution du langage filmique sur la base de l'émotion et de la sensation. Le plus important n'est donc pas l'intelligible mais le ressenti. Or "comprendre" et "ressentir" se rapportent à deux modalités distinctes du langage. Modalité sémiotique où se fonde l'évidence immédiate du sens, et modalité symbolique invitant au déchiffrement.

  

I PRINCIPES ET MÉTHODE
Burlesque et symbolique

   Le comique pourrait se dire fonction de régulation de l'équilibre du moi (2) en butte aux régressions présociales. Car il agit en défense contre la séduction de l'infantilisme interdit : maladresse motrice, indécence, logique précognitive, etc. On rit pour s'en désolidariser, en inversant le signe de l'affect négatif du tabou, de la dégaine infantile de Charlot (gesticulations plus que paroles (3), vêture flottante ou étriquée, souliers comme intervertis, épingle à nourrice, gros popotin garni, démarche incoordonnée, etc.) et de son comportement prémoral.
   Mais comique n'est pas art. Comment donc un film comme Les Temps modernes, issu de la tradition du burlesque américain, peut-il offrir cette émouvante profondeur qui ne se dément pas avec le temps et le range parmi les œuvres de premier plan ? Gageons que la réponse est dans l'ordonnancement symbolique du film, portant à l'extrême la violence des ressorts tabous du comique ordinaire. Car Chaplin y donne droit et forme (4), avec des moyens émotionnels (vs rationnels), à la singularité d'une vision excédant le possible sémiotique (5), c'est-à-dire ce sur quoi se fonde la représentation d'où procède la communication.
   C'est dire que cette approche repose sur un postulat, la bifonctionnalité - sémiotique et symbolique - du langage, autorisant le développement simultané de la matière langagière selon les deux logiques, pour autant que l'artiste règle sa narration (mode sémiotique) sur une liberté émotionnelle (mode symbolique). Un plan de ce genre de film devrait donc pouvoir s'analyser à la fois comme unité sémiotique ordonnée au récit sur la base de catégories cognitives (espace-temps, causalité, identité du même, etc.), et lieu de configurations symboliques, latentes parce que se réclamant elles, de catégories quasiment contraires (simultanéité, contiguïté ou analogie au lieu de causalité, altérité du même, etc.).
   On songe au rêve avec raison ; mais prudence ! Le rêve régule l'équilibre psychique du rêveur, il ne bouscule pas, comme l'art, les schèmes culturels pour faire rejaillir un sens plus profondément humain. Se garder surtout absolument d'y voir de la psychanalyse appliquée. Modalité du langage, le symbolique n'est pas esclave de la psychanalyse, pas plus que le rêve, qui est une forme de langage avant d'appartenir à la symptomatologie, c'est-à-dire de renvoyer au pathologique. Deux domaines d'investigation sont amalgamés sous prétexte que se recoupent tant soit peu leur objet. Autant confondre gynécologue et voyeur. Le propre du réel (l'objet) est d'exister indépendamment du concept qui le représente. Bref, les phénomènes que formalise la psychanalyse lui préexistant, il est légitime de prendre en compte les distorsions langagières auxquelles ils s'apparentent (dont le langage poétique) dans toute élaboration d'un modèle du langage, qui s'élargit ainsi aux dépens de l'"ineffable" esthétique, alibi commode pour se dispenser d'explication.
   Cependant, la notion de symbole donne lieu aux plus extrêmes confusions imputables, d'une part à l'insidieuse popularité d'un courant proche de Jung, de l'autre à ce qu'on croit irréconciliables les différents domaines qui y ont affaire. La pensée de C. G. Jung est fascinante parce qu'elle œuvre aux confins de l'insaisissable comme en témoigne cette indémontrable proposition : "les symboles fondamentaux condensent l'expérience totale de l'homme, religieuse, cosmique, sociale, psychique" (6).
   Si l'on admet toutefois l'existence de trois grandes tendances correspondant aux symboles respectivement collectif (Jung), inconscient (Freud), et enfantin (Piaget), il est possible de faire reculer la métaphysique par une formalisation qui décrive une fonction langagière spécifique irréductible à la fonction sémiotique. Ainsi l'expression "symbole collectif" est contradictoire, "collectif " étant une propriété sémiotique (7), tandis que ce qui distingue le symbole est sa plasticité, principe contraire aux critères de discrétion et d'opposition, bref d'identité fixe que sous-tend le contrat social. On doit accepter, pour satisfaire au critère scientifique de spécificité de l'objet, le caractère mouvant du symbole, reconnu par Freud dans la notion de travail du rêve, incompatible avec les catalogues de symboles oniriques qu'admettait encore en 1900 La Science des rêves. Cette propriété plastique contribue au caractère inconscient, comme participant d'une logique hétérogène à l'appréhension rationnelle, d'articulation, elle, fondamentalement sémiotique. C'est pourquoi la technique d'interprétation consiste à isoler chaque élément sensiblement symbolique du contexte sémiotique où il apparaît (le rêve manifeste, par exemple), et d'associer librement - règle analytique, mais avant tout exigée par la structure symbolique - de manière à désobéir à l'ordre sémiotique. Ces propriétés non-cognitives sont justement ce qui fait du symbolique la voie d'accès au langage de l'enfant encore inapte à l'abstraction et à la rigidité du signe. Sans doute le symbole enfantin n'est-il pas décrit comme essentiellement inconscient par Piaget, dont l'admirable habileté au décryptage prouve le contraire à montrer comme on vainc l'écran sémiotique dans l'investigation symbolique. Un fait cependant explique que le symbole enfantin puisse paraître moins inconscient que celui du rêve et de la psychopathologie quotidienne : c'est qu'il n'a pas pour fonction de déguiser des tabous de la société. Plus le sens latent fait à celle-ci violence, mieux il résiste à l'interprétation, évidemment. Ces définitions ont en commun de distinguer le signe "arbitraire" du symbole "naturel", dont le signifiant est pris pour un autre. Un message quelconque, écrit ou iconographique, porte un sens explicite immédiatement décodable de reposer sur une convention. Mais il est susceptible d'être dérivé soit délibérément par l'émetteur soit involontairement par le récepteur quand vient jouer une transformation analogique (signifiant pris pour un autre) sous l'impulsion d'une intentionnalité particulière de nature affective. Chacun sait que le langage "dépasse" parfois notre pensée, comme chez cet historien qui laissa échapper ces mots, à propos d'une exécution à la guillotine : " l'avocat a été pris de court ". Coïncidence involontairement cynique exprimant un profond malaise qui est ici le véritable moteur symbolique.
   Il est donc fortement souhaitable que soit reconnue une théorie unifiée du symbolique, dont l'élément de base, le symbole, est singulier (vs collectif) et inconscient, par opposition au signe, collectif et conscient du sémiotique.

Le symbolique en action

   Quel est le rôle du symbolique dans le comique des Temps modernes ? Pour être comique, l'interdit présocial doit s'évoquer sans être montré, faute de quoi se déclenchent les défenses antinomiques au rire. Or, le symbole est mimétique (signifiant pris pour un autre) et inconscient. Mais ce n'est pas une condition suffisante, le rire se réglant sur des signaux : distorsions de l'énonciation, qu'elles soient phoniques (accent étranger, grasseyement du r, suraccentuation, etc.) ou visuelles, geste suggestif dans l'humour, et outrance caricaturale dans le comique. N'importe ! ce qui fait l'originalité du chef-d'œuvre de Chaplin, c'est que le symbolique y présente aussi (et non représente) aux confins du risible infantile le tragique indicible qui, grâce à la concomitance du symbole et du signe, emprunte les mêmes voies langagières que la critique sociale qui ordonne tout le récit du film.
   Le thème tragique central selon cette étude, est celui de la mère "phallique" (mot psychanalytique mais chose réelle), comme traduction symbolique, et donc émotionnelle, d'une société s'éloignant toujours plus des valeurs d'humanité. Ainsi le langage filmique dépasse-t-il la convention sociale inhérente au sémiotique, en faveur de la liberté symbolique. Et si le discours, qui est du côté de la société, ne peut vraiment la dénoncer, sa symbolicité toujours à inventer en revanche appartient d'abord à qui la met en action, et s'adresse directement au destinataire sans la médiatisation d'un code, ou principe d'intercompréhension reposant sur un schématisme
ad hoc. On a bien affaire à un travail, au déplacement, à l'anamorphose.
   Puisqu'on prend un signifiant pour un autre, il est possible d'identifier l'industrie capitaliste à une personne, la machine à broyer sociale à la mère terrible qui étouffe son enfant. C'est ce qu'accomplit Chaplin, nous plongeant par le biais du monde du travail en crise, dans un univers infantile ratissé aux ordres de la haine maternelle. Mais précisons que la puissance de la symbolisation chargeant le discours comique de violence inouïe, ne s'explique pas simplement par le déplacement de signifiant. Le déplacement de signifiant iconique consistant en une analogie visuelle, le symbole se réduirait à l'ordre métaphorique. On serait ramené à de gros symboles stéréotypés comme ceux des productions hollywoodiennes : il n'est que d'évoquer le vaisseau spatial de
Rencontre de troisième type, descendant parmi nous couronné d'épines tel le Christ de la Nouvelle Rédemption. Non ! Pour que le symbole innove, il lui faut emprunter une voie concrètement multiforme d'évocation, celle de la contiguïté. Ce qui fait la mère phallique, ce n'est pas la femme à barbe, mais le sein machinique, le robot nourricier, le moulinage gestatif des engrenages, menaces latentes corroborées par une symbolique active de l'univers infantile. En bref des objets partiels.
   Le symbole, c'est donc, pour être tout à fait précis, un signifiant mué par anamorphose en celui dont le signifié entretient un rapport de contiguïté avec la crise émotionnelle qui provoque cette transformation même. Le couvercle du robot nourricier, signifiant prédisposé en tant que forme hémisphérique à protubérance centrale se fait
sein de métal, associé au haineux gavage maternel, avatar imaginaire de la société capitaliste des années trente.
    La violence du présocial résistant à la socialité, le principe même du comique à mes yeux, s'en trouve aggravée jusqu'à conférer au comique des
Temps modernes
cette dimension tragique qui n'appartient qu'à lui. Un comique des plus raffinés tendant vers le sérieux, plus proche de l'humour, régulation d'un moi que menace la contrainte du réel extérieur (contrainte sociale, physique, biologique, etc.), par un renversement de l'affect négatif du sentiment des limites (du corps, de l'individu, de la vie, voire de la biosphère, etc.). Une typologie des genres du risible pourrait s'appuyer sur le degré de civilité des ressorts du rire. On aurait tout au bas de l'échelle l'impossibilité de rire du stade prénatal/natal, puis viendrait le rire grotesque de la phase pipi-caca, suivrait le rire burlesque du précognitif, ensuite l'humour, défense corrélative d'une conscience cognitive du monde, enfin, l'humour noir, le plus évolué car il civilise l'horreur. Chaplin n'en use pas. Mais il joue à la fois du non-risible prénatal et postnatal, du comique classique (précognitif/présocial), et de l'humour par l'ironique dignité de son personnage à moustachette, portant gants, canne et redingote, d'une élégance à courbettes à peine outrée. Le grotesque est en tout cas dépassé. Ce qui l'affranchit de la tradition du pur divertissement burlesque, au profit d'un genre totalement original.

 

 II DESCRIPTION

   Nous voici donc chez les bébés. Les proportions de l'usine rapetissent les personnages. Les stores de toile des magasins occupant le haut du cadre imitent la bordure du bas de la robe maternelle. Les personnages féminins cependant, à l'exception de la secrétaire, campent des mères phalliques : revêche épouse du pasteur virilement chapeautée, robuste tétonnière attaquée par Charlot, jeune fille le couteau entre les dents ou croquant insolemment une belle banane. La maternité de celle-ci est encore à venir quand, le dos étant plaqué au mur, s'accentue la rotondité de sa robe enflée de vent. Mais ne pas oublier que le symbolique se rit de l'espace-temps : elle est bien mère, et abusive, quand elle répond à la place de Charlot au patron du café qui l'engage. Elle se présente d'ailleurs barrée à la sexualité : couchant à part, enveloppée d'une courtepointe d'aspect écailleux unissant étroitement les jambes mais évasée aux pieds, c'est l'inviolable sirène endormie.
   Quant au petit lui-même, des bouts de chiffon blanc émergent tels des couches des poches-revolver des ouvriers et détenus ; à l'avant-dernière séquence des
Lumières de la ville, Charlot s'assure significativement de l'odeur du coin d'étoffe blanche tiré de son fond de culotte par les gamins. Des visages sont mâchurés entre salissures et peintures de guerre. Beaucoup de chauves, et de tailles disparates en guise de crânes duveteux et incoordination des croissances, notamment à la prison, dont les détenus en file marquant le pas jouent au petit train. La cellule est même équipée de couchettes à étage capitonnées et animées de secousses provenant en réalité du remuant Charlot. Et une chaise haute d'enfant trône comme de juste dans le bureau du directeur. 
   Premiers pas avec chutes caractéristiques,
cul-par-dessus-tête : les mutins assommés par Charlot, où, dans Le Cirque, les clowns à la renverse. Le joujou est évoqué par le pantin articulé sur roulettes, que mime Charlot ivre-mort au grand-magasin, comme dans Le Cirque l'automate de foire, dans Une vie de chien charlot inconscient expulsé d'un café et dans La Ruée vers l'or où l'ingénieur pense ranimer le vagabond gelé, en lui imprimant debout des mouvements inertes et saccadés, après avoir frotté circulairement son abdomen comme pour tourner une clé de ressort.
   Autre symbole enfantin, la figure du gentil volatile, reposant sur les diminutifs communs aux langues anglaise et française : poussin, poulet, canard... Le dandinement de Charlot, sa métamorphose en
poulet (La Ruée vers l'or
), le geste hilarant du policeman jetant des graines à la marmaille, l'imperceptible confusion entre l'œuf et la balle de golf qui, dans Vie oisive, roule sous le postérieur de Charlot en posture de volaille, le canard que Charlot extrait d'un cornet de papier avec des gestes d'accoucheur dans Les Lumières de la ville, l'ange abattu comme un canard sauvage dans Le Kid, etc. : riche filon imaginaire, donnant lieu dans Les Temps modernes à un petit manège ahurissant parmi d'autres : Afin de sustenter le mécanicien (chauve) coincé dans la machine, Charlot lui fiche entre les lèvres une branche de céleri de sorte que sa tête rondouillarde évoque, à l'envers, un poulet muni de plumes caudales ; puis lui enfourne un œuf dur aussitôt expulsé par le réflexe du gosier : pondu, tout comme la balle de golf dans la bouche du golfeur endormi (Vie oisive). Le supplicié déglutit entre-temps son café à petits coups secs et répétés de poulet. Enfin il est gavé comme une oie, au moyen d'un entonnoir que remplace bientôt un poulet rôti par où s'écoule du gosier au cloaque le café jusque dans sa gorge.
   Nurserie de conditionnement machinique, l'usine se meuble de petits placards où s'encastrent des bancs d'école
maternelle à l'arrière-plan de la chaîne de fabrication. Celle-ci s'engouffre dans une bouche en capote de landau. Le directeur fait joujou avec un puzzle avant de se plonger dans Tarzan. Les gestes professionnels des ouvriers ne sont que simulacres. Un pot de chambre fumant émerge semble-t-il d'un siège percé sous le derrière d'un gros bouclé, la fumée et le feu s'associant au derrière de façon générale chez Chaplin (en hiver, dans les pièces non chauffées de l'enfance pauvre de Chaplin, le contenu du pot de chambre devait dégager de la vapeur). Déposé inconsidérément sur le banc par Charlot, c'est une assiette de potage brûlant où l'ouvrier s'ébouillante les fesses. Il se lève, marchant jambes écartées comme dans Le Pélerin le faux pasteur et son compagnon après la chute qui leur mouille le fondement en brisant les flasques de whisky dissimulées dans les poches arrière. L'urétralité est un thème latent très présent dans tout l'œuvre. Voici dans Les Lumières de la ville les deux arroseurs pintés, le millionnaire dirigeant involontairement le jet de sa bouteille de whisky dans le pantalon béant de Charlot. Chaplin insiste d'ailleurs sur la burlesque difficulté à introduire un fluide (urinaire) dans un récipient, lait fusant du pis de la vache ou, sous la table, coulée de poudre narcotique dans la salière. Experte, la femme du pasteur dirige, elle, correctement le bec d'eau de Seltz dont le bruit obscène fait sursauter Charlot. Dans Le Cirque, c'est le clown qui est compissé au vaporisateur. Conjugant dans Les Lumières urétralité et analité, Charlot dirige le jet d'une bouteille de Seltz sur le derrière en feu d'une cliente du restaurant. Néanmoins quand il s'agit d'arroser les autres par malice, on projette exactement de l'huile de burette sur un ouvrier, puis en pleine poire du P.D.G., enfin sur la blouse immaculée de l'infirmier (Les Temps modernes) ; plus c'est interdit, plus c'est drôle.
   L'univers infantile se polarise sur le ventre vide comme dans la plupart des Charlot. Mais le point de vue absolu de l'oralité exacerbée fait du mangeur un aliment lui-même. De cyclopéennes mâchoires s'incarnent dans ce qui présente la configurabilité voulue, le vitrage à l'arrière-plan de la chaîne, divisé en deux rangées superposées de rectangles verticaux, ou la presse hydraulique sur un châssis dressant un rang d'épaisses lames d'acier
parallèles. Le cannibalisme de Big Jim dans La Ruée est patent. Mais le nourrisson sadique-oral rétorque armé d'un outil d'acier substitutif, pour entamer les chairs, de la secrétaire, puis de la grosse dame dans la rue. On touche là au terrifiant particulier des Temps modernes.
   La brutalité du nourrissage : gavage, contretemps du
robot, étouffement sous le jet du tonneau en perce, marque le divorce d'avec la mère nourricière et la société. L'alimentation est ici violence quand elle n'est pas usurpée ou manquante. Usurpation par le rapt des bananes, du pain, des provisions de bouche de la cabane et du repas de self-service aux deux plateaux aussi ronds et généreux que la poitrine maternelle : c'est bien au spectacle de la faim désespérée du nourrisson que vous êtes convié.
   Le manque est clair, mais souligné en contraste par l'abondante circulation de liquide nutritif. Aux arrière-plans tout un dispositif d'acheminement liquide développe un réseau de tuyauteries quadrillant l'usine, la prison, le café-concert, la ville même. Ville à la fois portuaire et site urbain moderne riche en égouts, à la porte duquel se dresse la bicoque semi-lacustre des chastes amoureux. Liquidité généralisée et aussi bien amniotique, soulignée par d'absurdes figures, comme le
tremplin dressé sur le vide au rayon jouets du grand-magasin. Furieux d'inanition, Charlot outillé s'attaque à une bouche d'incendie, avant de se précipiter sur la grosse passante pour dévisser ses organes nourriciers.
   Dardant chacun un bouton en forme d'écrou, ceux-ci annoncent les Temps futurs de la tétée automatique. Le corps de la mère se distribue dans la mécanique, dont les carters de turbine ronds sont munis concentriquement d'un petit cercle ailetté entourant une protubérance tout comme
l'aréole. Un autre tétin d'acier coiffe le robot nourricier conduit par des chauves en blouse "cache-brassière" dans un décor de maternité (ressemblance frappante avec l'hôpital où séjourne Charlot). Au bas de la machine, l'inventeur risque une main gynécologique dans une violente cavité symbolique crépitant d'étincelles. Elle exige un mangeur calibré, sans chair, ni désir ni vitalité propre, mais capable de digérer les écrous. Chaque bouchée accompagnée d'un soupir de réticence pneumatique se présente à contretemps à la tête de Charlot qui finit en cible foraine de jeu de massacre (encore le pantin).
   Cette tête émergeant au monde sous la férule et les lazzis, est celle aussi du nouveau-né. On remarque qu'aux passages étroits souvent l'occiput de Charlot rencontre un objet dur, tel le montant supérieur de porte de la
cabane, "souvenir" de la symphyse pubienne, seule partie osseuse de l'orifice génital. Elle n'a d'égal que le calibrage de la socialité. Dans La Ruée, le franchissement des portes est souvent perturbé par le détachement d'une poutrelle, ou par un retour intempestif de la porte. Parturition carrément mécanique quand saillit de la machine bloquée la tête-de-Turc du mécanicien, ou que les engrenages de la chaîne entraînent Charlot sur l'air enfantin d'une boîte à musiques, par des méandres dignes de la naissance anale de la théorie sexuelle infantile. L'indécision entre le devant et le derrière est une constante, évidente dans Vie oisive, Charlot émergeant par une ouverture arrière de la jupe d'une danseuse sous laquelle il s'était caché. Naissance de Charlot dans Les Temps modernes, tenu par le talon comme un nouveau-né, devant la bouche en capote de landau où s'engouffre la chaîne menant aux entrailles machiniques. Landau à rapprocher de la Rolls des Lumières dominée par un store comme une poussette sous les jupes maternelles.
   Mais la chaîne comporte une marche arrière, puissance imaginaire de rétractation de naissance. Des figures de la réversibilité jalonnent précocement l'œuvre. Les portes à tambour s'obstinant à ne pas pivoter à moins de 360°... L'une même, dans Charlot en cure, expédie les curistes après révolution complète dans un petit puits de cure bien
amniotique. La naissance réversible dans Les Temps modernes, c'est surtout le double escalator pris à contresens en transgression de l'interdit qui la symbolise après avoir été expérimenté à presque vingt ans en arrière dans Charlot chef de rayon(8)
. Charlot pourtant est sommé par le cambrioleur armé de descendre à contre-courant. Burlesque de motricité enfantine dissimulant une terrible indécision dans l'enjeu de la venue au monde. Sa bifidité ombrée de degrés évoque la vulve pileuse que corrobore à proximité une porte capitonnée à double battant frangée de la pilosité végétale d'une plante verte. Charlot qui, assommé de drogue en prison, prenait en toute innocence le chemin des écoliers s'arrête interdit au seuil d'une porte bordée de feuillage, puis réintègre derrière lui la chaleur utérine : autant de radiateurs visibles dans les locaux carcéraux !
   Encore un passage bordé de verdure : dans la maison du rêve bourgeois commun avec la jeune fille, mais il y a des précédents, notamment dans
Charlot soldat, le boyau secret ménagé dans le mur de l'état major, par où s'évade le héros. Le sexe de la mère dans Les Temps modernes se dessine clairement dans la route bordée d'arbres qui divisée par une ligne médiane, converge à l'horizon en triangle pubien. Le dernier plan du film montre le jeune couple se dirigeant par la médiatrice vers l'arrière-plan où se profilent des montagnes en forme de seins.
   Le liquide nourricier de la ville s'associe donc aussi à l'accouchement. Charlot est violemment extirpé des égouts et ultérieurement bascule hors du logis "lacustre" dans le marigot, puis réintègre l'utérus par-dessous la jupe de sa compagne qui lui tend une jambe nue
secourable. Pour sortir du fleuve des Lumières de la ville le pochard millionnaire et son nouveau copain se bousculent comme des jumeaux concurrents. Dans Charlot soldat, la casemate inondée est un véritable utérus imaginaire où flottent des bébés qui comme tels n'ont pas encore conscience de l'unité de leur corps et sont amenés à confondre leurs membres respectifs, et Charlot s'évertue à réchauffer un pied qui ne lui appartient pas.
   La cabane inspire en général à Chaplin l'image du séjour fœtal, non régi par les lois physiques ordinaires. Ici, les meubles s'enfoncent dans le
sol. Les coordonnées de l'espace physique sont encore mouvantes et redistribuables. Comme dans La Ruée vers l'or, les diverses issues correspondent aux orifices du corps, au moins deux, celui de la naissance et celui de la bouche cannibalique. Celle dévolue à la bouche, avoisine le garde-manger dont les étagères sont décorées de papier dentelé. La cabane sinistrée de Charlot et Big Jim (La Ruée vers l'or), comporte trois entrées. Une pour la bouche desservant un vestibule-cavité-buccale, et sur un axe perpendiculaire, deux plus importantes opposées : le devant et le derrière. Celle de derrière donne sur l'abîme où s'incline dangereusement la baraque (ne pas se tromper d'orifice, impératif social de premier ordre !) par un balancement de matrice. Il s'agit pour les candidats à la naissance d'atteindre l'autre en remontant la pente du plancher rendu glissant par l'intrusion très spermatique de neige houleuse. Même drame de la difficulté à naître, traité en mode burlesque sur la base de la maladresse motrice. Heureusement une corde ombilicale coincée dans une anfractuosité rocheuse retient le logis. À la fin sur le paquebot, Charlot dégringole au creux d'un cordage lové, exactement aux pieds de sa Georgia, évidente contiguïté. La corde est associée aux bains forcés (amniotiques) dans Les Lumières. Les divers avatars du cordage : cordelettes, écheveau de laine, serpentins et autres spaghettis ont partout même valeur.
   Dernière figure utérine : le lieu souterrain, que corrobore l'inondation amniotique dans la casemate de Charlot soldat. Le restaurant - contrepoint de la faim - présente les mêmes caractéristiques dans Les Lumières de la Ville et dans Les Temps modernes : on y descend par un escalier, point de fenêtre, des plafonds semblables au corps surplombant de la mère : dessous de robe inhospitalier, en béton carré dans celui-ci, avec cordon de serpentin relié au canard rôti fœtal accroché au
lustre, ou orné des motifs féminins à damiers en vogue à l'époque dans l'autre, vers où Charlot se hausse à grignoter le serpentin-spaghetti suspendu au lustre dentelé (cannibalique). Là, le tourniquet de la danse se donne bien comme image de l'hésitation à naître, tout en représentant les circonvolutions intestinales de la théorie sexuelle infantile. À chaque fois, Charlot est prisonnier du même mouvement chorégraphique circulaire, parfois relié par une corde à un chien (Une vie de chien, La Ruée vers l'or, Les Temps modernes) dont le nom "dog" suggère le
doc de l'accouchement (9). Aussi, le canard rôti que doit servir Charlot connaît-il toutes ces aventures avant d'être déposé en catastrophe devant une table ronde renversée, la nappe retroussée comme une parturiente surprise.
   Reste une dimension de tragique filial : celle de l'abandon ; Charlot et Big Jim, son frère utérin de La Ruée, ne sont-il pas isolés du monde dans une cabane abandonnée ? L'abandon est une telle catastrophe que l'enfant l'assimile rétrospectivement, quand il en a acquis la conscience, à la mort des parents, et à la sienne propre. Remarquez les suaires couvrant les meubles du grand-magasin, la rangée de croix des pupitres au café-concert, les croix de saint André ornant la poitrine des rugbymen combinées avec celles des pupitres, les cercueils : petite resserre oblongue où sommeille Charlot, beurrier d'argent chanfreiné sur l'automate nourricier, caisse à outil, madrier tronqué sur le chantier naval, lorsque le bateau inachevé sombre, carcasse sortant d'un grand squelette de charpente sous une poutrelle transversale en position de symphyse pubienne. Le dernier plan du Cirque est une sorte de rébus où Charlot abandonne son petit coffre (tautologie de l'abandon). Ou encore, dans Les Lumières de la ville le capot noir de la Rolls cadré au premier plan et associé aux fleurs blanches, à la petit corbeille (berceau vide) que porte l'aveugle, à la présence du majordome sur les marches de la maison comme un suisse à l'entrée de l'église, aux vêtements noirs des personnages....
   Des cadavres : la jeune fille paraît, par un cadrage approprié, entièrement recouverte par le dessus de lit tiré par Charlot pour la nuit au
grand-magasin. Georgia, le croyant passager clandestin jette de même une couverture sur Charlot tombé dans le cordage lové (La Ruée). Dans Le Kid, la mère coiffée de plumes noires lugubres recouvre complètement, par un effet patent de caméra, son fils retrouvé au commissariat, transformé en décor d'église avec ses fausses fenêtres plein-cintre et ses chaises vides. À la fin des Temps modernes, la jeune fille en sanglots renoue son ballot, fichu noir sur petite forme blanche. 
À comparer à l'aveugle (des Lumières) fondant en larmes sur la corbeille où gît une pelote de laine blanche, et à la jeune fille d'Une vie de chien verse des larmes (car congédiée) sur une petite valise parallélipédique. La valisette est tout d'abord lâchée sur le sol hors-champ, comme sous terre, puis un panoramique vertical haut-bas la découvre pour compléter le sens caché de la scène. On remarque sous la table un crachoir évoquant un pot-de-chambre. Dans tout l'œuvre, l'enfant et la mère, figurés ou non, appartiennent chacun à deux univers séparés. Ceux de l'aveugle et du voyant des Lumières de la ville, puis de la riche et du pauvre lorsque l'aveugle a recouvré la vue, la rose offerte bras tendu (distance) traversant l'écran symbolique interposé d'une colonne engagée du mur extérieur ; à rapprocher de la scène où Charlot va s'imaginer qu'adressé à un autre le salut de Georgia (La Ruée) lui est destiné ; mondes parallèles du kid et de sa mère lui faisant l'aumône sans le connaître ; à quoi correspond dans notre film le néant de la conjonction sexuelle, qui maintient Charlot hors du monde adulte représenté par la jeune fille.

CONCLUSION

   La description symbolique du film par son insolite agrammatical et sa richesse émotionnelle, se présente comme la transcription d'un poème visuel. On voit ainsi que l'imagination créatrice procède en fait du symbolique, car seul est imprévisible ce qui échappe à l'enchaînement inférentiel du sémiotique. Le discours comique y gagne en valeur de ne pas se réduire à une suite de gags prévisibles à force. On tend vers le raffinement d'un rire proche des larmes, et la suite des gags s'unifie de s'ordonner à un univers sous-jacent d'implacable nécessité. Ce qui ne veut pas dire que l'on s'autorise à nier le récit, médium intelligible obligatoire, auquel également le sens constitué en soi est aussi essentiel que celui de la dérive symbolique. Une description complète pourrait ainsi se résumer : dans Les Temps modernes, l'univers présocial se généralise pour que s'y origine un point de vue comique comme critique radicale du monde réel, dont la posture de Statue de la Liberté de la jeune fille dans le panier à salade (10), et le portrait de Lincoln de la cellule de Charlot sont les emblèmes ironiques. Mais le présocial, y compris le prénatal n'est guère plus rassurant. Le point de vue ne peut réellement s'ancrer à aucun de ces deux univers rivalisant d'hostilité.

   Notre film n'institue donc pas de signifié. Il développe un système sur la base de l'exploitation complète des propriétés du langage (écriture), ne laissant jamais en repos le sens, dont l'effet global s'en trouve proprement inouï, au sens "jamais entendu auparavant". À ne pas confondre avec l'ineffable, qui me paraît un mythe commode quand on se refuse à reconnaître que la condition de la démarche scientifique est de déterminer son objet comme matériel. Avec le signifiant en tant qu'élément perceptible et palpable, c'est possible. Et si nous avons, comme toujours dans les sciences de l'homme, affaire à de l'insaisissable en soi : le monde intérieur, lequel dès lors qu'il parvient à s'exprimer, est indissociable d'un processus matériel observable sur des faits de langage, sur la pellicule donc. Ce qui, sans doute, empêche de voir vraiment ce qui s'y trouve est le règne exclusif incontesté sur les sciences du langage du modèle sémiotique. 



NOTES

1) Publié in Éclipses 27, juillet 1998. Le 21/03/21, je remarque qu'après plus de vingt ans, si je voulais tenir compte des publications ultérieures, la partie théorique serait entièrement à refaire. Retour  
2) Sans cantonner le moi à l'instance psychique puisque l'on rit avec son corps, reconnaissons que la conscience, la sensation, comme l'imaginaire du corps propre, font partie du moi. Retour
 3) On peut dire que l'adoption par Chaplin du parlant marque le déclin de son génie :
Les Temps modernes, film sonorisé mais non parlant est à la fois son chef-d'œuvre et la dernière œuvre digne de lui. Le "Burlesque" ne peut qu'être muet, parce qu'il évoque le stade préverbal. Témoin, Tati le dernier des grands burlesques qui, à l'époque du parlant triomphant, réduit une parole déja minimale à des balbutiements, ou à des formules proprement averbales. Retour
 4) Ainsi que dans ses autres muets les plus réussis, auxquels je me réfère chaque fois que possible. Retour

 5) Cette position entraîne la mise entre parenthèses de la technique filmique, cadrage, mouvements d'appareil et montage, considérés dès lors par convention comme ordonnant non le sémiotique et le symbolique concomitants, mais le matériau filmique qui en est le support.  Retour
 6)
Chevalier et Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Bouquins, Robert Laffont/Jupiter, 1982, Paris, p. XX.
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 7) En tant que le signe repose sur un contrat social. Retour
 8) Les biographes signalent que Chaplin avait été, avant de songer à
Charlot chef de rayon, particulièrement frappé par un incident d'usager sur l'escalator d'un grand magasin. Retour
 9) Ne pas négliger dans les processus symboliques le jeu intersémiotique (voir aussi la figure du poulet), bien connu de la science des rêves.
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 10) On sait que, sous la pression du gouvernement américain, la censure française avait fait retrancher de
L'Émigrant (1917) la scène où les immigrants sont brutalement parqués derrière une chaîne en vue d'un contrôle après avoir croisé la Statue de la Liberté. Retour

 

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