CINÉMATOGRAPHE 

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Jean EPSTEIN
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Le Tempestaire  Fr. N&B 1947 23' ; R. J. Epstein ; Ph. Militon et Schneider ; Part. sonore Yves Baudrier ; Pr. Nino Costantini (France Illustration et Filmagazine) ; Int. population locale.

   
À Belle-Île-en-Mer, une jeune femme tricotant aux côtés de sa grand-mère au rouet, la porte d'entrée de la maison s'ouvre d'elle-même ; mauvais signe selon la tricoteuse. Elle court au-devant de son fiancé, par la fenêtre aperçu au loin s'avançant-face, lui confier sa crainte. "Y'a pas d'signe, c'est l'vent." Et il part à la sardine. La mer se démonte. Durant la complainte des femmes infiniment reprise au long de la nuit de veille qui suit, la lumière du phare tombe par intermittence sur le visage anxieux de la fiancée et une maquette de voilier placée dans son champ de vision, comme prête à sombrer. Le lendemain matin, la grand-mère a évoqué les tempestaires, guérisseurs de vent d'autrefois. La petite-fille envoie son jeune frère au domicile du fiancé au cas où il serait rentré et file chez le père Floch, censé encore détenir ce pouvoir sur la tempête, après être passée au phare se renseigner à son sujet. Le Vieux refuse d'abord de "s'en mêler", déclinant même résolument la médaille bénite proposée timidement en échange. Il se ravise pourtant devant le frais visage suppliant (gros-plan subjectif). Le rituel secret exécuté au moyen d'une boule de cristal apaise les éléments furieux mais, surpris par l'arrivée du fiancé, le tempestaire lâche la boule qui se brise. Le jeune homme rassure sa promise : "le vent est tombé, la mer est belle, regarde, y'a pas d'quoi avoir peur". Puis le couple cheminant au bord des flots en plan général-dos, la même phrase est reprise à un niveau sonore rapproché, incompatible avec la distance des personnages et le vacarme des flots.

      
   Voici
la pieuse humanité, si démunie devant la puissance élémentale qui, en tels parages, a toujours déjà éclairci ses rangs. Ce sont deux orphelins sous le toit de la grand-mère, suggère la présence d'un garçonnet dans les jupes de la grande sœur. Ne protègent ni la technologie de l'imposante radio du phare, dont les plans alternent vainement avec ceux de la fureur océane, ou avec la sorcellerie tempestaire seule capable de s'y mesurer, ni même la médaille bénite prête à s'échanger contre un sortilège. La faiblesse des moyens humains est du reste soulignée par la dérisoire protestation de la complainte des femmes sous la tempête nocturne voire, avec humour, par les ânonnements de l'exercice de lecture du petit frère. Reste le déni du fiancé, pauvre subterfuge ordinaire à ceux qui entrevoient la démesure des forces auxquelles ils sont soumis. Vu que, ce qui, échappé des mains du dernier mage, était peut-être la dernière boule de cristal, les mots de la fin dans la bouche du fiancé ne semblent guère laisser d'alternative que l'impuissance sous le quiet masque de rigueur du brave marin-pêcheur.

   Et pourtant quelque chose entend occuper la place à l'encontre du déni : la fiction poétique affirmant par mise en abyme sa prééminence sur le naturalisme du contenu. À l'instar de la bobine de film, le rouet en amorce tourne de lui-même, sans le concourt dynamique du pied de la grand-mère sur la pédale hors-champ, la partie visible des jambes étant immobile. Par un va-et-vient de la main droite se guide le fil qui d'abord disparaît bas-cadre dans le hors-champ, en un mouvement coordonné au ressac d'une anse du rivage en plan alterné puis à l'ouverture de la porte, après laquelle la bobine enroulant le fil se découvre par recadrage. Elle alterne avec un plan extérieur du linge étendu, soulevé au souffle du vent, et dont le son passant par l'entrebâillement de l'entrée est relayé par le claquement rythmé du rouet de retour au plan suivant. La machine à filer, dont le fil lissé de la main semble répondre aux glissandi des cordes d'accompagnement, se relie au sonore autant qu'au visuel via le fil de l'étendage.
   Ce que tire ce fil, c'est une composition sensorielle se jouant sur l'expectative angoissée de la colère du vent, associée au mystère de la présence humaine en lieu hostile. Ce mystère s'approche avec précaution, comme l'indiquent les premiers plans sous la forme de photographies fixes s'animant peu à peu aux accords tenus out de cordes
bientôt mués en un registre plus grave, comme de l'évaluation du meilleur angle d'attaque. Accords dissonants, déjouant toute attente d'apaisement, autant que les changements de registre des enchaînements sonores d'accompagnement. Prises à différents endroits alentour, les vues imperceptiblement prennent vie par le passage du vent dans les halliers. Trois hommes sur la digue tendent le bras vers le large au souffle grave d'un tuba out. La photo au rouet s'anime, dramatisée par un accord plaqué au piano. Une trompette en sourdine fait grincer l'ouverture de la porte. Lenteur anormale des corps et paroles, lesquelles déjouent la linéarité de l'espace-temps par des reprises anaphoriques dissociées du contexte. La mer peu à peu s'enfle et déferle à proportion, à la vue et au son, auquel se mêlent d'étranges rumeurs, dignes du Léviathan, entre sirène et corne de brume. Deux pelotes d'écume glissent de droite à gauche sur la grève découverte comme d'un signe effrayant en rapport inverse de sa ténuité eu égard à la force démesurée qui en est cause. Des plans intercalés, en plongée sur l'onde, soulignent la violence de la poussée sur la masse colossale. C'est à quoi met fin le tempestaire jusqu'à engourdir et inverser le mouvement des vagues en même temps que la bande sonore mêlée de diégèse et d'extradiégèse s'enfonce dans les graves en se ralentissant.

   En bref, une invitation à s'attacher à d'autres sortilèges, ceux du langage - de la langue du cinéma dirait Epstein. Ni superstition ni pragmatisme, mais artifice s'adressant à ces ressources de l'homme qui, loin d'être soumises au réel, ont le pouvoir permanent de le réévaluer.
  
Le récit, dans la mesure où il peut tendre à l'écriture, se découpe sans égard aux unités instituées relativement à l'univers représenté et à la téléologie narrative. D'où l'effet d'étrangeté de ce qui échappe à la fonction et dont la valeur existentielle s'efface, de sorte que le jeu s'opère entre des éléments à l'écart de toute table préétablie des valeurs.
   Incontestablement une réussite compositionnelle, jouant le plus souvent de l'inquiétante étrangeté d'une propagation sonore dissociée, même si, à mon sens, la bande-son, de trop relever du dictat de l'extradiégèse, nuit à la crédibilité des effets de mystère et de démesure. D'autant plus quand elle verse
dans l'illustration orchestrale (clarinette, violon, flûte et hautbois). Belle ouvrage donc, bien que, tendanciellement sans doute, pensée davantage que sentie. 14/02/23 Retour titre