CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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David Wark GRIFFITH
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Le Pauvre amour (True Heart Susie) USA Muet N&B 1919 87' ; R. D.W. Griffith ; Sc. Marian Fremont ; Ph. G.W. Bitzer ; Mont. James Smith ; Pr. D.W. Griffith ; Int. Lillian Gish (Susie), Robert Harron (William), Clarine Seymour (Bettina), Loyola O'Conner (la tante de Susie), Wilbur Higby (le père de William), Kate Bruce (la tante de Bettina), Raymond Cannon (Sporty), George Fawcett (le bienfaiteur autoproclamé). 

   Susie et William sont inséparables
depuis le temps de l'école mais trop timides même pour un premier baiser. Susie vend en secret sa vache Daisy et quelques autres bêtes pour, sous le prête-nom d'un prétendu philanthrope, financer l'entrée à l'université de celui en qui elle voit son futur. Tout fier de son diplôme, William revient succéder au pasteur.
   Il se laisse embobiner par la superficielle Bettina qui, tout en le méprisant au fond, cherche à se caser pour ne pas avoir à gagner sa vie. Elle l'amène donc à l'idée du mariage. Consultée à cet égard Susie, se croyant l'élue, encourage l'homme de sa vie à appartenir à une autre. Le mariage a lieu et Susie doit vivre tant bien que mal avec sa douleur.
   William se refuse à admettre que sa vie conjugale est une catastrophe. Une nuit, Bettina se rend en cachette à une surprise partie. Raccompagnée chez elle dans une voiture découverte sous une pluie battante 
par son flirt Sporty, elle s'aperçoit trop tard qu'elle a perdu la clé. Il ne lui reste qu'à demander l'hospitalité à sa voisine Susie, qui lui prête des vêtements secs et lui fait une place dans son lit. Susie accepte d'être son alibi et William est rassuré d'autant que Bettina prétend n'être sortie que pour emprunter à un voisin le livre dont il avait besoin, livre qu'elle avait pris soin de prendre au passage sur le chemin de la joyeuse soirée. Quand elle tombe gravement malade par suite du refroidissement il pense donc que c'était par dévouement pour lui et se jure de ne jamais la remplacer. Elle meurt mais le serment ne résiste pas aux révélations qui rétablissent la vérité sur l'origine véritable du versement des droits universitaires et sur la fatale sortie nocturne de sa défunte. Il prend conscience qu'il n'a jamais aimé que Susie. L'inespéré premier baiser est enfin échangé.   

   Tout à la fois conte par le typage des rôles ordonné à la moralité, étude psychologique dans la finesse des jeux de physionomie, poême lyrique quant au décor,
drame comme intrigue réaliste jusqu'au cynisme mais poussant à l'étrangeté par le burlesque. Le mélange indiscernable des genres est un critère de liberté filmique. Classer les films par genres, c'est déjà étouffer l'atypicalité de l'art.
   La candeur des héros les rend victimes de leurs illusions. Illusions qui sont nécessaires au drame et font rejaillir le cynisme aveugle du réel relativement au désir. Contre toute évidence,
Susie fait confiance jusqu'au bout. Mais confiance qui la rend passive. Ce qui entraîne le grand malentendu quant au choix matrimonial de William et sa cruauté involontaire à cet égard : "j'ai suivi ton conseil".
   Mais la cruauté est une étape nécessaire au dépassement qui fait la moralité du conte et sera en même temps le baume versé sur les plaies. Cruauté équivalente à son opposé, la joie, car lancée dans le jeu qui permet de dépasser cette passion de signifié triste du mélodrame. À l'annonce du mariage de William avec Bettina, Susie s'efforçant de faire bonne figure essuie des larmes derrière son éventail. Le montage parallèle instaure une ubiquité épargnant le tout-cuit téléologique. Pendant que Bettina fait nuitamment la bombe, Susie prend soin de sa tante malade, puis Susie et William contemplent réciproquement leurs fenêtres éclairées d'un côté à l'autre de la rue. C'est nettement la vertu qui doit l'emporter, mais il faut savoir la discerner. Toute la marche du film est tendue vers cette élucidation.
   La ville est un obstacle. William, innocent bourreau des cœurs, se prend à ce jeu en laissant pousser sa moustache. Quand, déambulant avec Susie dans la rue il salue deux jeunes beautés qui ne sont pas par hasard sur son chemin, un recadrage inclut à l'avant-plan un âne stationné le long du trottoir. Le jeune homme aussi est trop confiant et sera longtemps aveugle aux frasques de sa femme. Par le cadrage aussi, le lyrisme des espaces ouverts peuplés de grands feuillus, dont un très vieux tout tordu portant les initiales des tourtereaux gravées à la pointe du couteau, donne la mesure d'une autre respiration.
   De même que le burlesque est la figure du risque. Ivre de joie à la lecture de la lettre fictive lui annonçant les subsides pour l'université, William franchit d'un bond maladroit la clôture de sa maison alors que la porte était ouverte. Nouveaux bonds à l'intérieur, dont le contrecoup précipite son père du canapé par terre. Les petits amis n'osent pas se toucher mais la tante embrasse William sur la bouche
   Ce qui fait surtout la force de l'enjeu c'est de passer dans le monde intérieur. Qu'est-ce que le monde intérieur au cinéma ? C'est la retenue. Ce n'est pas l'expression qui fait la retenue mais son devenir. Les impalpables modulations des parties mobiles du visage. Lillian Gish est un véritable laboratoire expérimental de microphysionomie car elle n'a pas de mandibules, ce praticable interne de l'expressivité, mais une minuscule
bouche élastique et des yeux panoramiques qui font le lien avec l'intérieur, aussi subtils que les intermittences du cœur. Extravagance de clown et sensibilité de grande comédienne tout à la fois. C'est tellement étrange qu'on a cru - certains continuent de croire - que c'était mal joué. 08/12/17 Retour titres