CINÉMATOGRAPHE 

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Elia KAZAN
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Sur les Quais (On the Waterfront) USA N&B 1954 108' ; R. E. Kazan ; Sc. Budd Shulberg, d'après M. Johnson ; Ph. Boris Kaufman ; Déc. Richard Day ; M. Leonard Bernstein ; Pr. Sam Spiegel/Columbia ; Int. Marlon Brando (Terry Malloy), Eva Marie Saint (Edie), Lee J. Cobb (Johnny Friendly), Karl Malden (Barry le prêtre), Rod Steiger (Charlie).

   Flanqué de son comptable Charley Malloy, le caïd Johnny Friendly contrôle le syndicat des dockers, au point d'imposer une cotisation comme condition d'embauche, tout en se réservant le droit de distribuer le turbin à sa convenance. Boxeur raté et tenu pour un demeuré, Terry, le jeune frère de Charley est le chouchou du
boss. Le docker Joey ayant l'intention de dénoncer ces pratiques à la commission d'enquête, ledit chouchou est chargé de l'attirer sur le toit de son immeuble où l'attendent les tueurs de Friendly pour rendre l'"accident" inévitable.
   Terry, qui ne croyait qu'à une explication, est ébranlé par la mort de ce brave type. D'autant que, d'une part il rencontre Edie, sa sœur, jolie blonde qui le trouble, et que d'autre part le curé Barry appelle les dockers à redresser la tête. Réciproquement Edie se sent attirée par ce voyou bagarreur et sensible qui s'occupe des pigeons de son frère regretté, même s'il reconnaît ne pouvoir dénoncer les meurtriers.
   Un deuxième docker est liquidé cependant pour avoir fait un rapport à la police. Terry choisit enfin le camp du curé et de la fille. Il se résout à témoigner en justice contre Friendly. Sommé de le mettre au pas, Charley n'arrive pas à le dissuader. Il est supprimé à son tour. Convaincu par le curé de témoigner au lieu de se venger, Terry fait condamner Friendly. Désormais on lui tourne le dos comme mouchard et il est interdit d'embauche. Il va défier Friendly, qui le fait corriger sous les yeux des dockers. Dans un sursaut de solidarité ceux-ci déclarent refuser de travailler sans leur camarade. Edie et le curé forcent le martyr à se traîner sans aide jusqu'à l'entrepôt où le patron attend la main-d'œuvre sans passer par Friendly. Tous lui emboîtent le pas et s'engouffrent dans la grande bâtisse dont le rideau s'abaisse, sous les yeux attendris d'Edie au bras de l'homme.

   Un film qui fait date dans l'histoire du cinéma, exemplaire d'un tempérament artistique véritable se condamnant lui-même en pactisant avec les bien-pensants. Ce qui ne saurait être étranger avec le fait qu'en 1952 Kazan avait dénoncé ses anciens camarades communistes devant la Commission des activités antiaméricaines et prêté serment d'allégeance politique. Choisissant de mentir pour rassurer ou complaire, le compromis idéologique est en effet antinomique à l'art, surtout dans le cinéma, dont la crédibilité passe par une impossible vérité arrachée à la méconnaissance.
   Ici, les concessions faites à la mentalité dominante engendrent la falsification de la réalité, qui entraîne le cliché cinématographique. 
La distinction entre le fond et la forme en art est une sottise car les deux sont solidaires. Mensonge et cliché vont de pair car il s'agit de dissimuler l'intérêt extrinsèque qui est l'enjeu véritable du mensonge derrière une représentation rassurante, alors que le fond véridique correspond à une intentionnalité informulée requérant une forme inouïe.
   Quand Kazan croit à ce qu'il fait, notamment dans les scènes d'amour, il nous gratifie de moments merveilleux échappés par miracle au conformisme dicté par la peur de déplaire. Cependant on attend de l'art du cinéma
(1) qu'il s'emporte d'une pièce comme le boulet de canon. Le beau est indivisible. Il suffit d'un zest de travers pour l'adultérer. Une fois de plus c'est Brando, l'acteur du siècle, qui sauve le film. Mais ce faisant il collabore. Le film n'est pas moins idéologique pour autant. C'est de l'idéologie encore plus séduisante, encore plus idéologique donc. Voyons tout cela d'un peu plus près.
   Dans le cadre de sa chronique des
Lettre Nouvelles publiée en 1957 dans Mythologies, Roland Barthes, à propos de Sur les quais, dénonçait la mystification consistant à attribuer la véritable exploitation économique et sociale au monde marginal de la pègre, en considérant l'État capitaliste comme seule sauvegarde des exploités, grâce à la médiation généreuse de l'
Église.
   La conclusion du film affirme par cet abaissement du rideau de fer tel un couperet péremptoire que tout rentre désormais dans l'ordre. Ajoutons que le patron de la fin est effectivement présenté comme providentiel, rassurant dans sa massivité et sa posture accentuée par la contre-plongée et le surcadrage de l'entrée
monumentale. Pour continuer sur cette lancée, on remarquera également le caractère individualiste de la lutte conduite par le héros Brando (Galerie des Bobines) en contraste avec la bêtise veule des autres, prêts à retourner leur v... blouson, au premier incident qui trouble leur sensibilité de brutes.
   Individualisme déifié même par l'identification à la Passion du Christ de l'épreuve d'un Terry en sang, gravissant péniblement la rampe qui va le conduire - trébuchement obligatoire, au patron, sous l'impulsion morale du prêtre bien centré en contrebas le regard confiant levé au zénith du chemin de
Croix. Même l'amour pour Edie n'est pas incompatible avec la figure du Christ. Car c'est une sainte (voir le nom) qui étudie chez les religieuses, affiche un crucifix surdimensionné à la tête de son lit et pardonne à l'allié de ses ennemis par une chaste caresse sur la joue. En la cadrant à côté d'une croix et surélevée par rapport à Terry, la caméra indique une sainte figure maternelle, complétant en outre le côté infantile de Brando.
   Tout est fait pour affirmer le caractère chaste avant mariage de la relation. La tentation n'est là que pour être mise en échec. Terry pénètre chez la jeune femme à sa guise et même enfonce la porte (figure du viol) tandis que, dans une posture de vamp, elle s'affiche sur le lit en chemise de nuit courte, les cheveux défaits. Pour être passionné cependant, le baiser qui s'ensuit n'en n'est pas moins d'une grande pudeur. Ayant noté la présence, avec deux flics rassurants, d'une poussette au bas de l'escalier et d'une gentille paire de bottines suspendue à l'intérieur de la porte d'entrée, le spectateur sait que, même défaillante et à moitié nue, elle ne peut connaître d'acte de chair que dûment
procréatif, et qu'en attendant le bras légitime, elle ne peut guère s'appuyer que sur celui de l'
Église.
   Il reste que le résidu génial n'est pas impossible. Il ne s'agit pas des procédés du film noir :
pavé gras sous éclairage brumeux, réalisme des quartiers populaires, gangsters entassés dans masure lacustre enfumée, lampant leur whisky les pieds sur la table, jeu sur les éclairages nocturnes, no man's land portuaire et désertique ; ni de la poésie des toits newyorkais où le docker confie aux pigeons sa crise de conscience. Ce n'est pas non plus la recherche des procédés narratifs : la découverte du corps de Charley, qu'éclairent d'abord les phares du camion qui a tenté d'écraser Terry et Edie, puis qu'on approche en plan subjectif, ou bien, ficelle un peu grosse, le grillage des pigeons s'interposant d'abord entre les amoureux pour marquer la timidité (la chasteté), puis entre Terry et le quai quand les autres lui tournent le dos. Encore moins du parcours fatal du blouson de Joey dont hérite le prochain sur la liste, procédé cousu de fil blanc.
   Non, ce qui est remarquable, c'est le pouvoir émotionnel de certaines figures. Je pense aux doigts déformés monstrueusement par les gants blancs de laine avec lesquelles Edie se couvre le
visage en apprenant le rôle de Terry dans le meurtre de son frère, ou bien à la puissance lyrique de la danse où Edie prise de vertige est caressée par d'immenses plantes vertes, au lyrisme également de cette étreinte qui fait doucement glisser le couple au pied du mur tapissé de fleurs. Il y a même aussi cette dramatisation du petit repaire de planches du gang par le gigantisme du paquebot.
   Sans oublier la combinaison du son et de l'image pour créer une tension dramatique. Toujours en mouvement, Terry, interrogé au sommet de l'immeuble aux pigeons par le policier, surgit plusieurs fois de derrière un montant de bois, le visage s'inscrivant dans le dessin hexagonal du
grillage. L'apparition est exactement coordonnée avec un appel de sirène maritime. Le son local en décors réels est en effet tantôt facteur d'ambiance tantôt, dans le meilleur des cas, ponctuation dramatique. Bien que la bande-son soit massacrée par une "fosse" impérieuse totalement superfétatoire. Lorsque l'église est assiégée par les hommes de Friendly, le martèlement des bâtons sur le ciment de l'édifice est assez impressionnant par lui-même. Pourquoi y surimposer un tragique symphonique ? Les trompettes de la fin ne sonnent-elles pas abusivement une victoire idéologiquement tendancieuse ? La "poésie des toits" ne peut-elle se passer d'accords lénifiants ? Lorsque les images sont fortes par elles-mêmes, est-il indispensable d'enfoncer le clou de la violence par des accents rageurs, de la menace par de sourds pizzicati de contrebasse ?
   Même farine :
la romance sentimentale plaquée systématiquement sur les scènes réunissant les amoureux ne fait-elle pas double-emploi ? Et quand Terry est informé qu'il n'aura plus de travail, ce cor plaintif faisant tristement écho, etc. Au point que la musique jouerait un rôle totalitaire s'il n'y avait des plages de silence laissant place à la rumeur ambiante. Ce qui est bien caractéristique d'une démarche qui multiplie les procédés sans pouvoir se fixer à un principe de base.
   En bref, l'éclectisme professionnel dévitalise un projet artistique qui présentait de réels atouts. 5/10/04 Retour titres