CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE 


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Jim JARMUSH
Liste auteurs

Stranger Than Paradise USA N&B 1984 89' ; R., Sc., J. Jarmush ; Ph. Tom Dicillo ; Son Greg Curry et Drew Kunin ; M. John Lurie, Jay Hawkins ; Pr. Cinesthesia, Grokenberger, ZDF ; Int. John Lurie (Willie), Cecilia Stark (tante Lottie), Eszter Balint (Eva), Richard Edson (Eddie).

   Deux sympathiques flemmards, Willie, alias Béla, hongrois d'origine, et Eddie vivent de paris aux courses et de triche aux cartes. À la demande de sa tante Lottie de Cleveland qui, hospitalisée, ne peut provisoirement la recevoir, Willie doit à contrecœur héberger, venant de Hongrie, sa cousine Eva dans son studio de la banlieue newyorkaise. Un an après le départ de la jeune femme pour Cleveland, en plein hiver, Willie et Eddie décident d'y aller dans une voiture d'emprunt. Au terme d'un court séjour chez Lottie ils repartent puis se ravisent et reviennent enlever Eva pour une virée en Floride, ce "paradis" d'autant plus désolé en cette saison. Eva se meurt d'ennui au motel pendant qu'ils se ruinent aux courses de chiens. Alors qu'elle promène son désœuvrement sur le rivage, un dealer la prenant pour une autre lui remet une liasse de billets. Elle file à l'aéroport laissant une part du magot avec un mot. Willie et Eddie, qui ont gagné aux courses de chevaux, tentent de la rattraper. La supposant déjà dans l'avion sur le tarmac, Willie prend un billet pour la faire débarquer avant le départ pour Budapest. Mais, retournée au motel, Eva avait renoncé à partir et Willie n'a pas pu redescendre avant le décollage. Eddie repart seul en voiture.    
 

      Jarmush est une sorte de poète de la vacuité. Séparés par des fermetures au noir, les plans flottent dans la nuit, mode d'apparition du hors-champ qui, en laissant passer les sons, présentifie le champ dont il est le prolongement aveugle, le résidu inassigné autant qu'il est en puissance du suivant. À l'instar du hongrois parlé de la tante laissant indécises les frontières lexicosyntaxiques dans un flot rythmé indistinct, le noir et blanc suspend la polychromie latente en réduisant la palette des couleurs selon deux pôles contrastés. Quant à l'image, elle est soumise à la circularité brisée du panoramique. Un road movie qui tourne à vide, où les parallèles de ces espaces vertigineux du continent américain se rejoignent ici-maintenant. L'hiver bouche les horizons et le lac Erié est infilmable. "C'est bizarre, dit Willie, tu cours quelque part et tout est pareil !" De même qu'en Floride, les lunettes solaires acquises dans l'enthousiasme ne seront que vains accessoires hors-saison : "On a l'air de touristes maintenant" note Eddie, sarcastique malgré lui.

   Stranger Than Paradise "Plus étrange que le paradis", ironise le sirupeux "Stranger in Paradise". Dérision du Nouveau Monde s'annonçant en caractères blancs sur une fermeture au noir, à laquelle succède ce mur délabré d'une rue crasseuse et lugubre où chemine Eva, bagages à la main, Hongroise au paradis des taudis ou des préfabriqués comme la maisonnette de Lottie. Les espaces intérieurs sont si exigus que la caméra est contrainte, plutôt que changement de focale, de gagner son recul par contreplongée ou plongée. Cette dernière est aussi l'angle de l'avachissement sur lits et fauteuils, la caméra tenant la place de la TV et de ses fadaises où se dirigent de concert les regards.
   Économisant les mouvements de caméra, les franchissements du cadre évitent aux personnages de s'y cogner. Cependant les plans larges en extérieur n'expriment pas davantage d'ouverture mais plutôt la solitude d'espaces routiers désertiques ou de paysages industriels, toujours ramenés à eux-mêmes par le sur-place du panoramique. Le quatuor off y superpose (mais surajoute) l'ironie mélancolique du glissement des archets, opposée aux rugissements d'écran de Jay Hawkins associés à Eva, l'étrangère qui a déclenché toute l'aventure et dévoile la supercherie du Rêve américain (Paradise) face à un cousin qui dénie ses origines (ne pas parler hongrois !).

    La vacuité est encore dans les actes et les paroles, tantôt suspendus, tantôt sans intérêt pratique. La blague qu'un Willie oublieux est incapable de raconter jusqu'au bout à Eva s'achève en eau de boudin, cadencée par les boggies moqueurs d'un train de passage. Ça ne l'empêche pas d'en être très satisfait. Les échanges les plus essentiels se limitent à : "T'as fini les cacahuètes ? - Oui. - Pourquoi t'as remis l'emballage dans la valise?". Tout cela dénonce plaisamment les prétentions littéraires du cinéma dominant.
   Il en résulte une dramaturgie évasive sur la base d'une situation qui évacue le sexe tout en l'affichant. L'extrême pudeur du propos n'a d'égale que l'ambiguïté des situations. N'est-ce pas le comble de l'érotisme ? Le flottement général est tel que, victime des circonstances, le trio se trouve disséminé malgré lui. Ce qui maintient remarquablement la distance entre les corps, préservant le vide fondamental au cœur de l'intrigue. 20/01/19 Retour titre