CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Kenji MIZOGUCHI
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Les Sœurs de Gion (Gion no chimai) Jap. VO N&B 1936 66' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. K. Mizoguchi, Yoshikata Yoda et Alexandre Kroupine d'apr. son roman La Fosse aux filles (1915)  ; Ph. Minoru Miki ; Son Kase Hisachi ; Mont. Tazuko Sakane ; Pr. Daiichi Eiga ; Int. Isuzu Yamada (Omocha), Yoko Umemura (Umekichi, l'aînée), Bendo Shiganoya (Furusawa, le drapier ruiné, protecteur d'Umekichi), Kazuko Hisano (Omasa, sa femme), Taizo Fukami (Kimura, le commis du tailleur de kimonos amoureux d'Omacha), Eitaro Shindo (Sangoro Kudo, son patron), Fumio Odura (Jurakudo, l'antiquaire).

   Hébergeant son protecteur ruiné, le drapier Furusawa, 
Umekichi est désapprouvée par sa sœur cadette Omocha, comme elle geisha indépendante, haïssant les hommes, auxquels elles sont toutes deux vouées par le commerce de l'amour. D'autant plus que les caisses sont vides. Omocha attire dans ses filets Kimura, le commis de tailleur de kimono épris d'elle, l'amenant à contribuer gracieusement aux toilettes de sa sœur pour la parade des geishas censée lui gagner un protecteur. Puis elle manigance pour chasser Furusawa au profit du riche antiquaire Jurakudo rencontré à la parade. Alléguant qu'il n'y a plus rien entre eux elle amène habilement ce dernier à lâcher cent yens pour monnayer la rupture entre sa sœur et le parasite. À la suite de quoi, en l'absence d'Umekichi mais frauduleusement en son nom, Furusawa roulé dans la farine est gratifié de cinquante yens au titre de frais de départ, qu'il va dilapider dans les débits de boisson en compagnie d'un de ses ex commis.
   Cependant la fraude de Kimura est éventée par Kudo, son patron. Magnanime, il se propose de lui rendre service en allant voir si Omocha est épousable... Celle-ci en profite pour l'induire à devenir son protecteur. La chose étant consommée, Kudo passe l'éponge mais interdit désormais à Kimura le quartier des plaisirs, dont il se réserve les tournées. Jurakudo débarque bientôt chez les s
œurs pour concrétiser la protection d'Umekichi. Mais survient Kimura annonçant que Furusawa s'est réfugié chez son ancien commis. Au grand dam de Jurakudo, Umekichi s'y rue pour s'entendre dévoiler les manœuvres de sa sœur, ce qui la convainc de la quitter pour vivre avec son maque déchu. Puis Omocha rentre avec Kudo qu'elle déclare cyniquement à Kimura être son protecteur. Lequel, après lui avoir signifié son licenciement, chasse de là le commis.
   Pour se venger de ces humiliations, Kimura dénonce par téléphone le patron à son épouse puis, sous un prétexte, fait par l'entremise du chauffeur
monter Omocha dans un taxi dans lequel il s'est dissimulé. "Tu vas payer très cher ce que tu m'as fait" profère-t-il en se montrant une fois le véhicule lancé en pleine vitesse. Elle se jette par la portière, et se retrouve à l'hôpital. Pour couronner le tout, nommé directeur d'une usine de rayonne, Furusawa plaque Umekichi et retourne chez sa femme. "Tout ça est une grossière erreur ; ça ne devrait pas exister" conclut Omacha avec toute la colère que lui permet son état de faiblesse physique. Fondu au noir.
  
   Film catalogué réaliste. Réalisme ne veut pas dire copie de la réalité mais choix de ce qui, implacable autant que nauséabond, n'est pas volontiers traité à l'ordinaire. Mise en exergue et non panorama. Ici le cynisme d'un monde dramatisé par l'impuissance à le transformer. Une crudité qui ne s'adultère pas de manichéisme. La victime consentante, Umekichi, est vraiment amoureuse de son protecteur ruiné. La cause d'Omocha est juste mais, aussi cynique que les hommes, la jeune femme n'hésite pas à porter des coups bas. La vengeance de Kimura est cruelle mais il souffre d'humiliation. 
   Il ne s'agit néanmoins pas seulement d'un film réaliste, mais de cinéma réaliste. Autrement dit, au-delà de l'aspect thématique, de langage cinématographique. Point illustration mais acte artistique comme adaptation très libre d'un roman russe : La Fosse aux filles d'Alexandre Kroupine ; la vie d'une maison close dans une petite ville du sud de la Russie impériale. Pensionnaire plus consciente que les autres, Jènka y exprime ouvertement sa haine de la clientèle. Ayant attrapé la syphillis encore alors incurable (le premier traitement efficace qui date de 1910 ne semble pas accessible, encore moins la péniciline du futur (1943)) elle contamine volontairement ses partenaires (comme Fusako en 1948 dans Femmes de la nuit) puis se pend dans les toilettes. 
   La signification des images ne dépend pas du dialogue. Quand, ayant "conclu" avec Omacha,
le patron rentre au soir à l'atelier, il crache dans l'entrée (niveau "genkan" où l'on ôte ses souliers) avant de monter sur le plancher surélevé, puis s'avance à l'intérieur. Au fur et à mesure du plan-séquence, il est cadré en plongée de plus en plus serrée sur le bas des jambes, au point de vue des employés se prosternant hors-champ, tout ceci en lien avec l'humiliation de Kimura. Jurakudo fait passer le prix d'une estampe de cent soixante-dix à deux-cent soixante dix yens en prétendant s'être trompé après avoir vu dans le dos du client, réitéré sur deux séries de plans, le sourire d'Omocha le rappelant aux frais à venir de la protection de sa sœur. L'humiliation est visible de Kimura, cloué niveau genkan, la respiration oppressée, dominé par le patron dressé sur le plancher surélevé. Mais le degré de violence de sa vengeance passe par l'effet sonore de l'emballement des moteurs du garage d'où il téléphone à la femme de Jurakudo. L'amour d'Umekichi est à la mesure de la vitesse à laquelle file dans la rue son ombre entrevue derrière le kôshi, ce treillis de bois de la façade, pour aller rejoindre Furusawa. Le drame d'Omacha se lit dans la prolongation inaccoutumée du plan séquence où elle est transportée sur le dos d'une infirmière derrière un treillis à travers lequel on devine divers gestes de soin préludant à l'alitement.
   La concentration thématique passe de plus par un système de filmage donnant à voir et entendre un enchaînement machinique
des actions surpassant la volonté des personnes, où se succédent intérieur, bruit de porte coulissante, ruelle, autre intérieur, etc., interposant la logique imperturbable des fondus enchaînés, et ménageant une distance qu'accentue volontiers la plongée, entre la caméra et les personnages en les décentrant. Il y a contradiction entre la teneur des paroles d'Omocha et la distance qui la sépare de son futur protecteur. De même que la profondeur de champ met en doute la crédibilité du personnage sans le charger en le décentrant dans un cadre trop vaste. Non seulement Omacha, qui prétend ne pas savoir pourquoi Furosawa est parti, est à l'autre bout de la pièce par rapport à Umekichi, lequel tourne le dos à ses dénégations, mais elle est surcadrée par l'ouverture carrée du shoji, l'écran coulissant léger qui protégeait son repos.
   Ceci dans un monde fermé sur lui-même, où le hors-champ n'est que le prolongement prévisible du champ. Soit que la caméra par sa mobilité s'affirme comme pouvant à tout moment gagner du champ sur le hors-champ. Soit que les plans de ruelle dans l'axe de la caméra, puis en axe inverse dans une autre ruelle, d'abord fixes puis montrant par travelling-avant ou arrière un personnage marchant tantôt face, tantôt dos, dessinent un labyrinthe revenant toujours sur lui-même. Milieu urbain inspiré de Shimabara, quartier de plaisir de Kyoto, animé des cris de rue des marchands ambulants. Ce qui teinte le réalisme de naturalisme, cet artifice de conformation à une réalité supposée. Tout ceci dans une stricte économie excluant toute surenchère. Musicale surtout. Seule la rumba du générique se prolonge durant 27'' dans le plan séquence initial, jusqu'à l'apparition des enchères dont les cris occupent la totalité des 60". Il ne s'agit pas seulement de musique auxiliaire, extrinsèque et dogmatique. Ironique, elle répond à la critique de l'occidentalisation vestimentaire d'Omacha, qui se fait inviter dans un restaurant européen au menu abscons. Une équivoque entre conscience de l'aliénation de la femme et acculturation.
   Un film de la meilleure veine, plein de rage sans pathos. 08
/10/21 Retour titre