CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Asghar FARHADI
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Une séparation (Djodāï-yé Nāder az Simin) Iran 2011 114' ; R., Sc. A. Farhadi ; Ph. Habib Majid ; Déc. Keyvan Moghaddam M. Sattar Oraki ; Pr. Negar Eskanderfar, A. Farhadi ; Int. Peyman Maadi (Nader Lavasni), Leila Hatami (Simin, sa femme), Sarina Farhadi (Termeh, leur fille), Sareh Bayat (Razieh), Shahab Hosseini (Hojat Samadi, son époux), Babak Karimi (le juge), Ali-Asghar Shahbazi (le père de Nader), Kimia Hosseini (Samayeh, la fille de Razieh), Merila Zarei (Mme Ghahrei), Shirin Yazdanbakhsh (la mère de Simin).

   À Téhéran, chez les Lavasni, Simin, professeure, demande le divorce car Nader, son mari, employé de banque, ne veut pas s'expatrier avec elle et leur fille Termeh afin d'assurer l'avenir de celle-ci. L'époux consent au divorce mais s'oppose au départ de Termeh. La demande est rejetée par le juge comme insuffisamment justifiée. Simin va vivre chez ses parents. Avant de partir, elle prélève dans la cagnotte commune de l'argent comme complément - il y a un étage de plus que prévu - pour les déménageurs chargés du piano, vendu probablement pour financer son départ. 

   Recommandée par une relation de travail de Simin, une femme appelée Razieh est engagée comme aide-soignante non qualifiée pour s'occuper du ménage et du père de Nader, atteint de la maladie d'Alzheimer. Elle doit partir de chez elle à cinq heures du matin avec sa fille Samayeh encore en âge préscolaire. Le vieux père, de plus, s'avère incontinent. Elle démissionne aussitôt, proposant en remplacement son mari, Hojat, cordonnier au chômage, qui doit ignorer qu'elle a travaillé chez un homme seul. Hojat étant soudain emprisonné pour dettes sa femme accepte de revenir. Pendant que Nader est dans la cuisine, elle demande à Mme Ghahrei, une collègue de Simin chargée d'un cours particulier à Termeh, l'adresse d'un gynécologue. Car elle est enceinte, ce qu'elle avait omis de signaler à Nader. Le lendemain, elle rattrape dans la rue le père échappé de la maison (mais est renversée par une voiture, fait ellipsé). Le jour suivant, en rentrant plus tôt que de coutume, Nader et sa fille trouvent le père seul sans connaissance à terre, attaché par un bras au cadre de son lit. Razieh, qui s'est absentée (pour consulter le gynécologue, fait ellipsé), de plus soupçonnée d'avoir volé l'argent qui manque, est congédiée. Elle refuse de partir sans son salaire. Nader la pousse rudement sur le palier et referme la porte d'entrée. On apprend plus tard qu'elle a fait une fausse-couche, à cause dit-elle d'une chute dans l'escalier provoquée par son patron (chute ellipsée). Nader est accusé de meurtre sur plainte de Hojat qui est sorti de prison. 

   Sa défense repose sur une prétendue ignorance de la grossesse. Simin verse la caution pour éviter la prison qui laisserait le père seul. Nader porte plainte de son côté pour agression sur celui-ci, atteint de mutisme depuis les faits. Cela tourne à la guerre entre les deux hommes, aggravée par la différence sociale, Hojat compensant par la violence son inculture. Il affirme que Nader, qui nie, savait que sa femme était enceinte quand il l'a poussée. Mme Ghahrei témoigne qu'il ne pouvait pas entendre de la cuisine où il se trouvait, puis se rétracte. Mais Nader s'est trahi devant sa fille en téléphonant pour avoir l'adresse de la gynécologue alors qu'il n'était pas censé savoir. Pour mettre fin au douloureux imbroglio, Simin, à l'insu de Nader, propose aux Samadi de les indemniser s'ils retirent leur plainte. Lui confiant que la fausse-couche était probablement due à son accident dans la rue, Razieh décline cet arrangement à l'amiable comme étant, selon le guide religieux consulté à cet égard, un péché. La transaction en présence des deux familles échoue quand Nader demande à Razieh de jurer sur le Coran qu'il était responsable de sa fausse-couche. 

   En épilogue, Termeh doit choisir avec lequel de ses parents elle préfère vivre. Elle a pris sa décision mais, au tribunal, ne peut la formuler devant eux. Ils sont priés de sortir, en même temps que les spectateurs, le film s'achevant sur cette incertitude.

  
    L'expression du pathétique déchirement de la séparation est confiée à la chair innocente des fillettes et du vieillard. Le départ de Simin est un drame, surtout qu'avec la complicité de Termeh, ce devait être provisoire, et que c'est la gravité des conséquences qui le rend définitif. Termeh n'a de cesse de demander à son père de faire revenir sa mère. De son côté, Simin se plaint qu'il ne l'ait pas retenue ni ne se soit opposé au divorce, comme si ce départ au fond l'arrangeait, lui. À onze ans, Termeh, qui est présente à chaque moment crucial, doit supporter non seulement tout le déroulement du conflit et soutenir le mensonge de son père devant le juge, mais encore porter sur ses épaules la décision de la garde. L'ellipse de la fin met en exergue le poids écrasant et non le contenu de la décision. La pré-adolescente est présentée comme particulièrement intelligente et sensible. À son père ignorant quel programme de lave-linge choisir, elle conseille d'appuyer sur le bouton 4, le plus usé donc le plus en usage. 

   Cette épreuve trop lourde à porter pour une enfant se démultiplie dans la complicité avec la petite Samayeh, qui subit pis encore : la mort du "petit frère" qu'elle avait senti bouger dans le ventre de sa mère, et la violence des adultes. Le contraste entre la fraîcheur du comportement infantile et la cruauté de l'épreuve est saisissant. La petite écrase comiquement son visage contre le verre cathédrale de la porte d'entrée et joue en jubilant avec la vanne de l'oxygène qui alimente les bronches du grand-père. "Il n'y a pas plus drôle que le malheur" (Beckett).

   Le vieillard apparaît traumatisé par la séparation. D'une main tremblante qu'on peine à lui faire lâcher il retient Simin. Son incontinence coïncide avec le départ de celle qu'il ne cesse de réclamer tant qu'il dispose encore de sa voix. Il n'est pas exclu dans cette logique que le mutisme vienne davantage de là que du fait d'être à la merci d'une inconnue qui se débat dans d'insolubles contradictions.

   Le véritable responsable est d'évidence la duplicité. Tout advient de ce que pour se protéger ou protéger les siens l'on a constamment recours à toute sorte de biais, depuis le micro-décalage jusqu'au mensonge éhonté. À l'exception de Hojat, on verra pourquoi, tous mentent. Allégoriquement : le nombre d'étages varie en fonction de l'intérêt de chacun, trois pour les déménageurs, deux pour l'acheteur du piano. Et comme un effet papillon les conséquences sont catastrophiques

   La vie nous apprend à réfléchir avant que d'agir, n'est-ce pas de là que naît l'exercice de la feinte verbale ? Même Samoyeh promet de ne pas dire à Papa que Maman doit laver le vieil homme. Termeh, un pied encore dans l'enfance malgré sa maturité, fait remarquer à son père que si on dit la vérité on n'a pas besoin de réfléchir. Présente quand sa mère prélève l'argent ou quand Razieh révèle sa grossesse, et même peut-être la seule à savoir ce qui s'est vraiment passé dans l'escalier, etc., bref en tant que témoin privilégié de l'agissement des adultes, elle va faire l'expérience douloureuse de l'âge où le surmoi social d'une part, l'amour des siens de l'autre, rend impossible le respect rigoureux de la vérité. Mais elle continue à servir à la fois vérité et mensonge. "- Il savait que tu allais revenir, que c'était pour de faux" dit-elle à sa mère. "- c'est toi qui le lui avais dit ?" "- Non, il l'avait deviné." "-Dis-moi la vérité. C'est toi qui lui avais dit ?" Nulle réponse donc aveu. Et le départ de Simin est une feinte de plus.

    La duplicité est d'autant nécessaire que chacun porte en soi une part d'obscurité. Tout indique que Simin aime Nader. Elle n'est partie que pour qu'il la retienne, ce dont il se garde, peut-être parce qu'il sait qu'elle reviendra. Et pourtant avant de le sauver en hypothéquant la maison pour verser la caution elle lui nuit en glissant à Mme Ghahrei que son mari a poussé Razieh dans l'escalier.
"- Que voulez-vous que je dise au magistrat ? (Ghahrei)
Ça dépend de ce qu'il demande [...]. Je crois que le mieux c'est de dire la vérité. (Simin)" Laquelle reposerait donc sur son propre faux témoignage.

   La division en classes, évidemment, complique  le jeu social de la duplicité. Alors que Nader - afin de s'éviter la prison - affirme au juge qu'il n'a pu entendre depuis la cuisine, Termeh, en parallèle, récite à sa grand-mère sa leçon d'histoire sur l'époque sassanide, quand la société se divisait en deux classes bien distinctes, la noblesse et les autres. "Le peuple", précise la grand-mère. La séparation c'est aussi celle des classes sociales. Hojat a toutes raisons de se plaindre de ce que les témoins de la classe moyenne qui entourent Nader sont de mèche avec lui. Les préjugés de classe rendent, du reste, le "peuple" suspect de barbarie. "On est des êtres humains. On tape pas sur nos femmes !" hurle Hojat, le Coran à la main, à l'adresse de Mme Ghahrei qui voulait faire dire à Samoyeh qu'il battait sa femme. 

   Mensonges, ruses, conflits, violence... Et pourtant il n'y a que des gens vertueux. Nader est un excellent père, très attentif à l'éducation de sa fille avec laquelle il entretient une complicité juvénile n'excluant pas l'autorité. Il se montre aussi tendre avec Samoyeh. En dehors de Razieh, il s'occupe de son père et du ménage. Simin est adorée de son beau-père. C'est elle qui, en contractant un emprunt, sauve à chaque fois de l'inextricable les mâles obstinés. 

   La vertu des Samandi tient à leur foi religieuse qui leur dicte le strict respect du Coran et leur assure la protection d'Allah. C'est une vertu d'observance mais, comme l'interprétation de la charia relève des Mollahs, une soumission politique. Hojat n'a pas à se construire vertueux mais à obéir pour l'être. Il ne connaît pas les dilemmes que soulève la vie quotidienne au regard des lois. Il n'a donc pas de duplicité. Il n'a pas non plus à mentir pour protéger les siens, car tout est de la volonté d'Allah. Dépourvu de ressources personnelles, il ne lui reste que la violence physique et la solution de briser à la fin le pare-brise de Nader. C'est la véritable victime de l'histoire, dont le pathétique invite à réfléchir sur la situation en Iran des plus démunis, qui prennent de plein fouet les vicissitudes de l'économie mondiale, mais sont éduqués à accepter leur misérable condition. Razieh, quand elle ne s'en remet pas à l'appréciation des guides religieux, ment pour sa sauvegarde, mais seulement par omission afin de contourner le péché. Étant dans le besoin, elle dissimule sa grossesse à ses employeurs pour être sûre d'être engagée. Mais à l'insu de son mari, qui l'interdirait. Elle ment surtout pour se protéger de la violence de celui-ci. "Reléguez-les [vos femmes] dans les chambres à part et frappez-les" dit le Coran (IV, 34). Au vu de ce qui précède, Nader commet peut-être la pire des vilenies en faisant jurer Razieh sur le Coran, sachant qu'il lui confisque le secours de la duplicité, et cela devant Termeh pour se laver de tout soupçon à ses yeux.   

   La duplicité est donc l'envers indissociable de la vertu qui se cherche et qui pour se construire doit parfois se rebeller contre la loi. "La loi s'en fiche" répond Nader à sa fille qui veut savoir pourquoi il a menti. Nader ne ment pas pour s'éviter la prison, mais pour pouvoir continuer à s'occuper de son père et de sa fille. La vertu n'est pas dans la parole vraie mais dans la valeur de l'acte. Cependant aucun des protagonistes ne parvient à la pureté de l'acte vertueux. Tous se laissent entraîner outre mesure dans le travestissement de la vérité, y recourant sous une impulsion mal identifée ou inconsidérément par autodéfense, et les dégâts sont considérables. Il ne s'agissait pas cependant de donner des solutions idéales qui eussent résolu les tensions, mais d'offrir la problématique à l'état incandescent.

   Il demeure que, dans le contexte de l'Iran actuel, ce film est profondément subversif en ses pervers méandres, qui ont dû égarer les censeurs. 

    Pour être une sorte de conte philosophico-politique, il ne s'en tient pas néanmoins au simple filmage d'un scénario, à l'illustration d'une idée préalablement formulée. Il pratique au contraire une autre forme de duplicité consistant à brouiller les pistes pour mieux mener le spectateur au cœur de la complexité tout en le guidant en douce. Il ne faut pas prendre à la lettre les images dans leur succession, mais aller jusqu'au bout de la lecture pour tenter de débrouiller l'écheveau. 

   Le récit est tantôt ironique. "Quand c'est faux, c'est faux. Peu importe qui l'a dit, tu ne l'emploies pas" dit son père, pour le coup puriste, s'agissant d'un mot arabe que le professeur de Termeh a pris pour du farsi. Tantôt secrètement didactique, c'est le cas de la leçon d'histoire sur les Sassanides. Ce qui n'empêche dans son registre sensible, l'humour, on l'a vu, ou la poésie, par ex. quand, un moment surcadrée derrière une vitre qui écrase le relief, Termeh apparaît prisonnière d'une image, sans prise aucune sur son destin et simultanément, sous les yeux de sa mère, pathétiquement, comme la photo substituée à l'être aimé dont on est séparé. 

   Il ment par omission, le récit, à creuser des ellipses, mais qui permettent de différer (différance) toute interprétation jusqu'à l'épuisement, pourtant impossible, de la totalité des éléments en conflit mutuel. Le cas de l'accident de Razieh cependant illustre la duplicité du montage. Montée en champ-contrechamp accéléré opposant Razieh qui traverse en plein flot du trafic, et le vieux père qu'elle cherche à rejoindre sur le trottoir, la séquence fait pressentir l'accident et se suspend à l'état de menace tout en s'accomplissant par le jeu du montage. Razieh sort droite-cadre laissant un énigmatique champ vide. Cut. Plongée serrée sur la balle du baby-foot en instance de projection sous le pied de la figurine. L'accident se donne donc sous forme de métaphore. Comme tel il prend place dans l'énigme sans être concrétisé à l'image. Il participe de la problématisation, postulant un spectateur en alerte, questionnant et non téléguidé. Il importait à cet égard que, à l'exception du générique de fin, son ouïe ne fût pas happée par des dictats sonores de musique auxiliaire. 13/11/18 Retour titre