CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Vittorio DE SICA
Liste auteurs

Sciuscia It. VO N&B 1946 85' ; R. V. De Sica ; Sc. Cesare Zavattini, Sergio Amidei, Adolfo Franci, V. De Sica, Cesare Giulio Viola ; Ph. Anchise Brizzi ; M. Alessandro Cicognini ; Pr. Societa Cooperativa Alfa Cinematografica/Paolo William Tamburella ; Int. Franco Interlenghi (Pasquale Maggi), Rinaldo Smordoni (Giuseppe son copain plus jeune), Aniello Mele (Raffaele) Bruno Ortensi (Arcangeli), Emilio Cigoli (Staffora), Maria Campi (la voyante). 

   En 1944 à Rome, Pasquale, orphelin livré à lui-même et Giuseppe, enfant de sans-logis vivant en foyer, cirent les souliers des occupants américains (
sciuscia : "Shoe Shine") et font du trafic pour acheter un cheval nommé Bersagliere, placé ensuite en pension. Trois adultes dont le frère aîné de Giuseppe les impliquent dans un coup. Arrêtés et emprisonnés, ils jurent d'être muets, tandis que, libres, les autres ne se préoccupent guère de leur sort. Mais Pasquale ne résiste pas au simulacre de flagellation de son ami, ourdi en vue de le faire parler. Il donne les noms des commanditaires. Influencé par un codétenu, Giuseppe fait dissimuler une lime sous le matelas de Pasquale avant de le dénoncer. Ce dernier est considéré comme violent après avoir rossé l'instigateur.
   Au procès, la famille de Giuseppe missionne un avocat qui, afin de le défendre conjointement avec son frère, charge Pasquale, lequel n'a pour défenseur qu'un inconsistant commis d'office. Il écope de deux ans, un de plus que son ami. Profitant d'une séance de cinéma où succombe un camarade tuberculeux, Giuseppe s'évade avec le complice de cellule qui l'a dressé contre son ami. Pasquale dit aux gardiens savoir où les trouver et les mène à l'écurie où ils sont en effet venus rejoindre Bersagliere. Puis échappant à la surveillance il retrouve le fugitif. En le frappant de sa ceinture, il provoque la chute mortelle de son ami du haut d'un pont de pierre.  

   Réalisme ne signifie pas documentaire, à plus forte raison lorsqu'il s'agit de néoréalisme, témoignant d'une passion de l'éveil des consciences qui ne pouvait se contenter de discours. Il y a donc témoignage plutôt qu'information, et visée émotionnelle globale au lieu de cheminement argumentatif. Il importe plutôt d'approcher le vrai et pour cela d'éliminer quelques artifices ordinaires, comme les effets d'éclairage. Mais le vrai c'est, paradoxalement, la figure : le sensible et non le rationnel. En confondant son axe vertical avec le bord droit et sa base avec une diagonale qui part du coin inférieur droit, le mur où s'étagent les grilles des cellules se fait paroi d'un volume intérieur dont l'écran est une des faces, si bien que les cellules comme creusée à l'instar de barbares ergastules, droite-cadre dans une
cloison virtuelle du champ, relèvent d'un hors-monde du hors champ.
   Démarche artistique donc fondée sur un jeu de rapports non pas cognitifs mais sensoriels, et d'abord sur une dramatisation liée à la temporalité filmique. Le carcan ne cesse jamais en effet de se resserrer de manière imperceptible, mais en dehors de toute téléologie dramaturgique. S'il y a système c'est certes celui d'une évolution implacable liée à un état historique et social, mais la causalité n'en est guère marquée. On constate un état des choses, un enchaînement spontané d'événements, mais pas en chronologie déterministe.
   Les garçons, un orphelin et un enfant de parias sociaux, des exclus, se trouvent être les esclaves des nantis, notamment des Américains aux pieds desquels ils glanent les moyens de leur
survie. Les deux mondes se dessinent très nettement mais celui des nantis est très lointain : de grosses automobiles glissent à l'arrière-plan ; on ne voit des Américains que les dos ou les jambes. Ce qui donne lieu à un troisième monde : celui des individus chargés de maintenir l'écart pour y creuser leur place. Ils appartiennent à une classe sociale qui, pour avoir sa part du maigre gâteau, doit consolider les barrières de l'ordre : les personnels judiciaires et pénitentiaires en font partie.
   On est frappé par la ressemblance entre l'intérieur de la prison et la façade sur cour du palais de
justice. Sanglé dans un costume croisé, le directeur de la prison n'a pas plus d'état d'âme que le juge affalé sur son bureau ou l'avocat faisant mine in extremis avec la plus extrême nonchalance d'enfiler sa toge. C'est la même dureté qui conduit les trafiquants adultes à faire porter le chapeau aux garçons.
   Ainsi les événements sont en fait déterminés par les intérêts sociaux en jeu dans une société de pénurie où les plus forts sont les premiers servis. La véritable drame vient de ce que toute expression de la liberté ne fait pas le poids face à la machine sociale. "Vous n'avez pas l'air si méchant" lance Pasquale au commissaire qui se contente en guise de réponse de se livrer à des exercices anodins : fermer un dossier, confier les jeunes prévenus au personnel pénitentiaire. La machine tourne et n'a jamais été si bien huilée.
   La méchanceté n'est pas nécessaire à un rouage pour transmettre l'énergie broyeuse. Le processus qui aboutit à la lourde condamnation est nourri de bout en bout par les effets de la tension sociale. Pasquale crache le morceau parce que, lui faire accroire son ami battu, c'est répercuter sur lui de plein fouet une violence qui vient de plus haut. Cette violence se reporte sur la société des jeunes détenus, qui la retournent contre eux-mêmes en cherchant à se l'approprier. Au point que Pasquale redirige en vrai, de façon fatale sur Giuseppe, les coups de ceintures simulés du gardien. Mais la puissance de ce tragique pour ainsi dire factuel et non destinal, tient à l'amour dont il s'engraisse à en consommer les liens.
   L'amour est d'abord une catégorie indépendante, qui ne s'inscrit pas dans le schème de la division sociale ; témoin, le gardien pleurant la mort du petit poitrinaire. Catégorie d'une espèce tellement différente qu'elle s'incarne dans des images irradiant tout le film. Celle du cheval surtout, dans ce plan lyrique où les deux garçons en tandem à cru s'élancent au galop sur une trajectoire d'abord curviligne qui les emporte, guidés par la diagonale du fil télégraphique, vers un paysage
radieux. En prison, Giuseppe s'est fait tatouer une tête de cheval sur la poitrine, là où un autre s'était préféré un consensuel aéroplane.
   L'écurie est un refuge-butée, où l'évasion ne peut qu'aboutir. Les deux amis y dorment dans un caisson de paille évoquant la Nativité. Fragile recours, puisqu'en l'absence de ses petits maîtres, le cheval est réquisitionné en attelage. Lequel croisera significativement devant le palais de justice la famille et les amis courant à l'audience
. Les deux mondes se frôlent pour le malheur de celui de l'amour. À la mort de Giuseppe, Bersagliere, marquant par un regard appuyé que son rôle dans le film est terminé, s'éloigne dans la nuit.
   Cette composante relative au régime de l'empathie est à rapprocher de la
fillette que l'on retrouvera au procès en larmes. Adressant un adieu muet à Giuseppe grimpé dans le panier à salade, elle se tient près d'une fontaine, en plein jour sur une placette romaine totalement déserte, ce qui est parfaitement invraisemblable et empreint de pathétique d'autant. 
À rattacher également à ce registre, la fantaisie enfantine éclairant la terrible vie carcérale : un détenu fait le poirier parce que ça trompe la faim.
   Film magnifique bien, qu'au total, on puisse regretter son extrême pessimisme, son accent sombre et désespéré. Un meilleur équilibre dans le mélange des registres eût à coup sûr libéré plus d'indécidable donc de force éthique en puissance. Le motif du cheval contribue grandement à remuer la conscience, éloignant les bons sentiments tels que la pitié, contraire au questionnement véritable.
   De Sica trouvera deux ans plus tard, dans son chef-d'œuvre,
Ladri di biciclette, la hardiesse artistique propre à faire barrage au fétichisme du sens. 1/06/05 
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