CINÉMATOGRAPHE 

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Kenji MIZOGUCHI
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L'Intendant Sansho (Sansho dayu) Jap. VO N&B 1954 124' ; R. K. Mizoguchi ; Sc. Yoshikata Yoda et Fuji Yahiro d'apr. la nouvelle d'Ogai Mori (1915) ;  Ph. Kazuo Miyagawa ; Mont.  Matsuzo Miyata ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Daeiei ; Int. Kiruyo Tanaka (Tamaki), Yoshiaki Hanyagi (Zushio), Kyoko Kagawa (Anju), Eitaro Shindo (Sansho), Akitake Kono (Taro, son fils), Masahiko Kato (Zushio enfant), Keito Enami (Anju enfant), Masai Shimizu (Masauji Taira, le père).

   Au moyen-âge, temps supposés moralement immatures, le gouverneur Taira est exilé pour avoir soutenu la cause des paysans. Il laisse pour seul legs une statuette de la déesse de la miséricorde avec cette phrase adressée à son fils : "Un homme n'est pas humain s'il n'a pas de compassion. Sois dur avec toi-même, clément avec les autres." Trahis par une fausse prêtresse en traversant la forêt après avoir six ans vécu chez son frère, son épouse Tamaki et les deux enfants, Zushio et Anju, treize et huit ans, sont capturés par des brigands, la mère, vendue à une maison de tolérance sur l'île de Sado et les enfants dans la province de Tango à l'intendant Sansho comme esclaves voués aux pires traitements. Toutefois touché par leur jeunesse et la parenté de classe ("tu as dit "père", vous n'êtes pas des enfants de paysans"), Taro, le fils de l'intendant, les prend sous son aile. Après dix ans, arrive une jeune esclave connaissant un chant nostalgique 
célèbre à Sado, qui invoque Zushio et Anju, seul signe, indirect, de la mère. Durant cette période, Zushio par soumission est devenu aussi cruel que son maître. Il croit pourtant, à la suite d'une réminiscence, entendre la mère appeler ses enfants au loin comme autrefois. Il décide de s'évader, tirant profit d'avoir à porter une malade dans la montagne où sont laissés à leur sort les mourants. Afin de lui laisser toutes ses chances, sa sœur qui l'escortait choisit de rester et de se noyer dans le lac pour ne pas le trahir sous la torture. La malade juchée sur le dos, Zushio rallie un monastère où Taro s'est retiré. Laissant là son fardeau, qui guérit grâce aux bons soins dispensés, il part muni d'une lettre de recommandation du prêtre faisant état de ses origines, adressée au conseiller principal, qu'il tente d'aborder. D'abord emprisonné, il est convoqué chez ce dernier. Grâce à la statuette qui, confisquée sous suspicion de vol, avait appartenu d'abord à la propre famille du conseiller, ses droits sont reconnus. Nommé gouverneur du Tango en succession de son père, Zushio démissionne après avoir aboli l'esclavage de sa province et banni Sansho, passant outre les privilèges attachés au domaine régi par l'intendant, propriété du ministre de la justice. Après maintes tribulations sur l'île de Sado dévastée à la suite d'un tsunami, il retrouve sa mère aveugle, qui le reconnaît grâce à la statuette. Elle conclut : "Je suis sûre que tu as obéi à l'enseignement de ton père."

  
   Brillant récit candidement naturaliste, déniant l'artifice langagier et ses infinis défilés  : un chat est un chat, il ne saurait déroger à sa condition sémantique, ni se détourner de ce qui se doit au moralisme profond du film. La phrase du père qui commande celui-ci est de l'initiative des scénaristes. Elle n'est pas dans la nouvelle (Ogai Mori, L'intendant Sansho, Éditions Philippe Picquier, 1990), dont le ton détaché de conte est contraire au caractère mélodramatique du film. De même que la prostitution de la mère, thématique compassionnelle typique de cet auteur. Le langage cinématographique en est réduit à la fonction de dénonciation horrifiée d'effigies de la méchanceté, le film s'attaquant vainement à des simulacres anthropomorphiques. Voyez au contraire ce qu'Ozu sut tirer d'un objet quelconque comme les grands tourets d'Une auberge à Tokyo, qui prennent de multiples valeurs en dehors de leur fonctionnalité, ou la polyvalence sémiotique d'un simple chapeau dans Vivre de Kurosawa.
   Certes un savoir-faire de réalisateur hors-pair, maître du plan-séquence et de la profondeur de champ. Mais ni découvertes ni surprises. Chaque étape de l'épreuve morale soulignée en rouge.
Petit sourire dans l'ombre de la fausse prêtresse découvrant les voyageurs qu'elle va trahir. Ricanement des brigands à leur approche. Séparation des enfants de la mère au souffle exténué, suraigu, d'une flûte "de fosse". "Elle a l'âge de jouer à la poupée [...]. Pauvre petite !" déplorera (ajout des scénaristes) une esclave de l'affreux Sansho (pauvre Eitaro Shindo, voué aux seuls rôles ingrats de la filmographie !). Que Taro les prenne sous son aile (autre initiative), c'est authentifié par la musique auxiliaire lénifiante. Zushio marque au fer rouge un vieillard rejeté hors-champ mais entouré de figures patibulaires se repaissant du spectacle. Á remarquer que, dans le livre, le fer rouge n'est qu'un cauchemar commun aux deux enfants auxquels il est appliqué. 

   Bref, les choses sont là pour enfoncer le clou de l'identité, le récit pour confirmer les catégories cognitives et l'intangibilité des préceptes. Caméra et montage au service de la psychologie et de l'action. La cruauté s'oppose stratégiquement à la pureté parentale. Laquelle vous étreint par l'écho lointain des appels complaisamment éthérés de la mère en leitmotiv culminant au dénouement : "Anjiu...! Zushio...!" - initiative encore, vantée cependant par un Michel Chion très admiratif ( La Voix au cinéma, pp. 103-107). 

   Les beaux fondus enchaînés dévolus aux flash-back mesurent la dégradation des conditions pour mieux faire jaillir le triomphe de la morale. Celle-ci faite de blocs injonctifs. Scandées comme dans le kabuki par d'aigres cordes de shamisen, les paroles du père que se répète doctement le fils dans la forêt se voient de surcroît redoublées d'un renfort musical empathique de goût hollywoodien. Suit un flash-back. "Il est temps de faire tes adieux à ton père" intime la mère, secouée en retour de sanglots qu'approuve un déchirant solo de flûte. Tout étant donnéspar avance il n'est rien d'autre à faire au récit qu'à appuyer là où ça fait mal, et il ne reste qu'à opiner. Les cris de douleur et les regards des femmes se détournant d'horreur (pas l'homme du premier plan !) à l'application au front du fer rouge vous expliquent en long et en large la cruauté de l'acte. "Ton père a déjà quitté cette vie transitoire. Il a trépassé au printemps dernier." D'où éploration musicale sur fond de sanglots. Que de larmes, que de vociférations ! Comble de l'anthropomorphisme que ces personnages fictifs dictant par leur attitude au spectateur ce qu'il doit éprouver. 
   Cette croyance en la valeur du propre qui fait bon marché de la notion de matériau transformable, conduit au "cartepostalisme", tout en pathos et chromos. Un champ de fleurs ou un rivage planté de roseaux sous le vent pour le lyrisme de la nature ; aux accents plaintifs et lointains du chant de la mère gratifié d'une harpe, frais paysage lacustre artistement surcadré de feuillages du suicide, assisté d'une femme en prière ; arbre mort interposé stigmatisant les brigands ; Tamaki, le tendon tranché, poussant sa plainte cheveux aux vents marins la reliant à ses enfants, mieux : des ossements humains gisent ostensiblement là où doit être abandonnée à la mort la malade dans la montagne.

  Comment a-t-on pu si longtemps fermer les yeux sur la surenchère de la dernière période du cinéaste, cet aveu d'impuissance ? 28/08/21 Retour titre