CINÉMATOGRAHE 

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Jafar PANAHI
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Sang et or (Talaye sorth) Iran VO 2003 97' ; R., Pr. J. Panahi ; ScAbbas Kiarostami d'apr. un fait divers ; Ph. Hosain Jafarian ; Son Massoud Behnam ; Int. Hussein Emaddeddin (Hussein), Kamyar Sheissi (Ali), Azita Rayeji (sa sœur), Shahram Vaziri (le bijoutier), Pourang Nakhael (le riche héritier).

   Deux livreurs de pizza à moto, Hussein et Ali, complètent leurs revenus en arrachant des sacs à main. Dans l'un d'entre eux Ali trouve un reçu pour un collier italien d'un prix exorbitant (75 millions), acquis dans une bijouterie de la haute-ville. Hussein d'abord refuse d'y croire, dans la crainte que son ami ait voulu l'humilier en lui faisant sentir sa condition. Troublés, ils vont repérer les lieux, dont l'accès leur est refusé, en raison de leur modeste apparence. Ils reviennent en tenue respectable, accompagnés de la sœur d'Ali, promise à Hussein, qui feint avoir les moyens de lui offrir un bijou en or de deux millions. Mais le patron leur conseille d'acheter de l'or iranien, "artisanal", dans une boutique de la basse ville, au prétexte qu'il serait rapidement négociable en cas de besoin. Ils décampent, non sans qu'un malaise succède à l'humiliation subie par Hussein dont la véritable condition sociale est démasquée. Outre que, ramenée à moto, la fiancée derrière lui enfonce le clou en lui assurant qu'elle s'en fiche des bijoux ; qu'on peut les louer... et les rendre.
   À cela s'ajoute une série de contrariétés. En surpoids pathologique, sous médicaments, Hussein peine dans les escaliers d'un immeuble dont l'ascenseur est en panne. Le client est un ancien officier du front où il a servi, qui ne le reconnaît pas tout d'abord, puis s'en débarrasse avec un gros pourboire. À la suite de quoi, il est retenu en pleine nuit par la police qui a monté une souricière pour arrêter des jeunes femmes participant à une fête dans l'immeuble où il devait livrer. Une autre opération policière dans une maison voisine le réveille la nuit. Puis un collègue a un grave accident de moto. La dernière avanie lui fait sentir davantage le fossé infranchissable qui le sépare du haut social. Il est invité par un héritier qui se sent seul, à partager les pizzas de sa livraison, dans le somptueux appartement de la haute ville sur plusieurs niveaux, avec piscine et terrasse, appartenant à ses parents en résidence aux Ètats-unis. Contraste avec le réduit lui tenant lieu de chambre, auquel on accède par un escalier métallique industriel. S'ensuit le hold up de la bijouterie dans laquelle, piégé par l'alarme qui abaisse la grille de la boutique, Hussein abat le bijoutier et se suicide en retournant l'arme contre lui après avoir tout cassé.


  Une fable sociale qui, avec très peu de moyens, tente de reconstituer ce que peut cacher de complexité humaine le simple fait divers tragique dont la presse s'empare pour des lecteurs avides de sensations. La structure du récit, en boucle, est inaugurée par le hold up pour refaire tout le chemin, aussi inéluctable que le destin des laissés pour compte de la société. Un rebroussement récoltant au fur et à mesure les éléments qui déconstruisent la causalité linéaire et le manichéisme du polar. En fait, le véritable départ est au générique, sur fond noir, le chant de l'oiseau en cage de Hussein, dont on va comprendre au dénouement placé dès après, qu'il est désormais seul dans la nuit, que son maître ne reviendra pas. Ce trait pathétique est à la mesure du monde de souffrance que censurerait la méthode du fait divers. Le personnage de Hussein est à prendre sous cette condition. Sous la lourde carapace et l'immobilité faciale, des cataclysmes intérieurs, dont le poids se ressent dans la pesante démarche. Traumatismes successifs proportionnés à une sensibilité, qui se manifeste dans la gentillesse du livreur distribuant gracieusement sa marchandise aux acteurs de la souricières nocturne. Alors que, d'humeur sombre à la suite de l'avanie de la bijouterie, il filait après avoir déposé sa fiancée de manière abrupte à quelque distance de son domicile, il fait demi-tour pour vérifier qu'elle est bien rentrée, juste à temps pour voir un pan de son tchador se dégager in extremis de la porte en train de se fermer. Il lui a même acheté un sac à main blanc comme elle le souhaitait d'après son frère. Sa délicatesse le pousse à se déchausser pour marcher sur le tapis de l'appartement luxueux. Et il ne s'attable pas sans se faire un brin de toilette, face à un hôte moins civil. Une blague sexiste du nanti ne fait pas rire l'indigent. À la question de savoir pourquoi, il répond qu'il avait la bouche pleine, manifestant son souci de la bienséance, tout en évitant la honte au jeune homme de son manque de respect pour les femmes. Hussein ne dégrade pas les femmes, comme le jeune bourgeois qualifiant les menstrues de cochonneries, ou les policiers qui les embarquent comme des prostituées dans un fourgon à l'épisode de la souricière. À un collègue livreur affirmant qu'il y a une femme bien sur cent, il rétorque en appliquant la même appréciation aux hommes.
  Mais le malaise monte. Le respect manifesté par le paria confine à la servitude à laisser sa veste par terre au lieu de la patère sur laquelle il l'avait d'abord accrochée. Peu à peu le comportement tourne à l'opposition. Le jeune riche ayant assuré à sa copine au téléphone qu'il était seul afin de la faire revenir, congédiant indirectement son invité, Hussein picole au goulot d'une bouteille d'alcool prélevée dans le frigo, alors que l'autre avait déclaré ne pas comprendre qu'on s'alcoolise en dehors d'une occasion appropriée. Puis il saute dans la piscine tout habillé. Affalé en peignoir sur la terrasse dominant la cité nocturne, il dédie un rot sonore à cette société injuste. Le hold up sanglant est imminent.
  Le filmage clandestin en extérieur, sans éclairages et toujours en mouvement, impose cependant une technique de reportage laissant peu de latitude au cadre et au montage au profit du dialogue et de la prise de vue d'accompagnement, avec quelques exceptions notables : alors que le bijoutier laisse entendre au trio que ce magasin n'est pas fait pour lui, les mains du vendeur à l'avant-plan, dans l'angle inférieur gauche, coordonnées remarquables, prélèvent déjà, un à un, picorés plutôt que saisis, les bijoux choisis. En écho, mais comme antiphrase critique, Hussein remet dans sa boite la pizza qu'il s'apprêtait à manger quand il comprend que la correspondante de l'hôte au téléphone, elle qui l'avait lâché après avoir exigé des pizzas, revient. L'accident de moto tient son pathétique de la basket de la victime d'abord volée par un clochard puis, grâce à un pan de lumière trouant la nuit, visible dans la main du collègue qui l'a récupérée, calée dans l'angle inférieur droit, comme les mains du vendeur de la bijouterie. Mise en image excentrée, parfaitement filmique contrairement au cadre de reportage. Il s'agit d'une synecdoque renvoyant aux moqueries échangées peu auparavant entre collègues à propos des baskets de "Sac d'os". Lequel exposait fièrement la gauche sur le coffre à pizza d'Ali. Il y a un jeu comparable avec le casque. Le chef d'équipe a fait remarquer un jour à Ali qu'Hussein de portait pas de casque. Sac d'os est visiblement parti sans casque, tandis qu'Ali met ostensiblement le sien. Et comme il l'avait, bizarrement, ôté sur les lieux de l'accident, forme de soulignement de l'accessoire, il s'en recoiffe avant de repartir. Tandis qu'Hussein, sans casque sur sa moto à l'arrêt, moteur en marche, observe un long moment le désastre. Le moteur tournant évoque un cheminement intérieur. À quoi pourrait-il bien penser, si ce n'est que, roulant sans casque non plus, il pourrait se tuer, comme un avant-goût de sa propre mort à venir.
Le film a donc quelques tours dans son sac pour émanciper l'image sonore de la servitude documentaire. Non seulement la musique, telle celle d'ambiance de la salle de bain, anempathique au pauvre tombé là de sa planète de pauvre, mais le dialogue, de même, ne colle que très relativement au tragique, nous épargnant la stérile compassion au profit du questionnement.
  Il en va de l'humour. Au début, les deux pickpockets d'occasion se voient expliquer par un consommateur dans un café que le métier de voleur exige de l'honnêteté, celle-ci étant "la base de tous les métiers." Hussein dédramatise la souricière en faisant remarquer que "le chef fait des miracles. Il voulait du vent. Il en a eu". L'ordre du policier à un subalterne "du vent !" ayant en effet été suivi d'une bourrasque. Et le jeune riche de l'appartement est un vrai comique. "Le soir où je t'ai vue, je voulais me raser la barbe depuis deux mois, mais tu m'as dit que je ressemblais à Shakespeare" plaide-t-il au téléphone à l'adresse de la jeune femme qui se fait prier, pour l'assurer de son attachement, alors qu'il se montre par ailleurs cynique jusqu'à la vulgarité envers elle.
  Ainsi va le texte, en crabe intermittent, approprié à nos récepteurs les plus sensibles, allergiques à la frontalité du récit dédiée, elle, à des fonctions pratiques de repérage et d'information relevant de l'expérience cognitive.
20/10/25 Retour titres