CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité



Alain TANNER
liste auteurs

La Salamandre N&B 1971 Sui. 123’ ; R. A. Tanner ; Sc. A. Tanner et John Berger ; Ph. Renato Berta ; M.  Patrick Moraz et Main Horse Airline ; Pr. A. Tanner ; Int. Bulle Ogier (Rosemonde), Jean-Luc Bideau (Pierre), Jacques Denis (Paul), Véronique Alain (Suzanne), Marblum Jéquier (la femme de Paul), Marcel Vidal (l’oncle de Rosemonde), Dominique Caton (Roger), Daniel Stuffel (le patron du magasin de chaussures).

   Commenté en voix off, la télévision suisse commande au journaliste Pierre un scénario sur un fait divers : un homme  blessé par son propre fusil de la Défense Civile, en accusa sa nièce Rosemonde, laquelle nia ; d’où, à défaut de preuves, non-lieu. Pris déjà par un reportage sur le Brésil, Pierre fait appel à la collaboration de Paul, écrivain tirant ses moyens de subsistance du métier de peintre en bâtiment. Pendant que Pierre enquête auprès de la jeune femme, Paul préfère se replier sur l'imagination. Rosemonde, septième d’une famille de onze enfants, prise en charge à quinze ans par l'oncle au fusil qui l'exploitait comme bonne, mère à dix-sept d’un garçon confié à la grand-mère, travaille dans une usine de saucisses, qu’elle largue pour un magasin de chaussures. Elle s’installe chez Pierre, jusque dans son lit. En vertu de quoi, Paul finit par faire sa connaissance, ce qui épuise son inspiration.
   L’imagination néanmoins se sera avérée plus clairvoyante que l’enquête sur le terrain : Paul devine que Rosemonde a bien tiré sur son oncle. Mais Pierre et Paul renoncent au scénario, comme si témoignage et implication personnelle étaient inversement proportionnels. Ils sont maintenant fauchés et Pierre songe à se rendre à Paris pour d’autres occupations après avoir revendu ses biens. Cependant le magasin de chaussures est cambriolé par Roger, le petit-ami de Rosemonde, qui lui a subtilisé les clés. Paul force Rosemonde à retourner travailler pour faire taire les soupçons. Elle se fait renvoyer pour avoir caressé les clients des deux sexes. Rosemonde ne semble bien que dans les courtes phases de cette fausse liberté entre deux emplois.

   Ce film prend le contre-pied du cinéma dominant : par le refus du récit classique, signifié en abyme (figure du récit dans le récit) dans l'impuissance des protagonistes à raconter l'histoire de Rosemonde ; par le choix antinaturaliste d'un noir et blanc contrasté stylisant ; par une large utilisation du plan fixe nécessaire à une direction d'acteur fondée sur le libre jeu ; par le pointage d'une âpre critique sociale. Ce que relaye le commentaire off qui, à la fois, déconstruit les figures admises du récit (les "topoï") et radicalise la critique sociale.
   Ainsi, censée dans les représentations naïves apporter une note finale d'espoir, l'approche des fêtes de Noël est-elle considérée rage consumériste tendant à la schizophrénie, qui caractérise par ailleurs le corps social tout entier. L'absence de l'inévitable manteau neigeux emblématique est prosaïquement attribuée au fait qu'il est encore trop tôt dans la saison.
   Un questionnement des valeurs en rapport avec le malaise social pointé se soulève à travers Rosemonde, figure féminine en porte-à-faux. Sa sexualité notamment est une donnée si naturelle que l'aura de scandale nécessaire à l'instrumentalisation du spectacle fait défaut. Même les gestes plaisamment suggestifs de la fabrication des saucisses sont dépourvus d'obscénité. Commentaire implicite par conséquent de l'exploitation commerciale du sexe au cinéma. Le jeu de l'actrice semble tout entier articulé sur ce principe en exprimant une mise à plat des valeurs.
   Car le personnage ne déroule nul discours qui renverrait à un point de vue implicite dominant. Par des hésitations, des mimiques, des gestes involontaires, sa pensée semble se former sous nos yeux. Un très beau plan resté dans les mémoires suggère même qu'on peut supprimer toute causalité visible, les ressources étant intérieures : lorsque Suzanne coupe la musique, Rosemonde continue de vivement marquer de la tête le rythme évanoui, remplacé toutefois par le seul bruissement des secousses chevelues.
   La physionomie de Bulle Ogier (Galerie des Bobines) s'offre comme matériau transformable, approprié à ce travail de direction d'acteur.
   Mais la préséance de l'acteur peut nuire à la liberté du propos. À moins que les limites de celui-ci n'incitent à accorder une importance démesurée à l'anti-star, qui risque de conduire
à une forme de star-system. Effectivement, l'analyse politique bien outillée tenant lieu d'éthique au film débouche sur une utopie stérile, restreignant l'émancipation à une forme de fuite ou de rébellion adolescente. Voire, la crise sociale prétend se résoudre dans une pirouette follement photogénique. Pire : le sourire concluant le film peut aujourd'hui sembler un rictus mortifère. Ce qui a vieilli c'est qu'on ne peut plus guère croire de nos jours à de tels soubassements éthiques relevant de l'utopie soixante-huitarde. L'accent cinégénique se reporte donc sur la magnifique performance de la direction d'acteur prise en soi et pour soi.
   La Salamandre n'en reste pas moins un événement important de l'histoire du cinéma. 2/11/08
liste titres