CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


sommaire contact auteur titre année nationalité




Victor ERICE
liste auteurs

L'Esprit de la ruche (El espíritu de la colmena) Esp. VO 1973 95’ ; R. V. Erice ; Sc. V. Erice, Angel Fernandez Santos ; Ph. Luís Cuadrado ; M. Luís de Pablo ; Déc. Jaime Chavarri ; Mont. Pablo G. Del Amo ; Pr. Elías Querejeta ; Int. Fernando Fernán Gomez (Fernando), Teresa Gimpera (Teresa), Ana Torrent (Ana), Isabel Tellería (Isabel), Laly Soldevilla (Doña Lucia "Milagros"). 

   1940, un village castillan. On projette le Frankenstein de James Whale dans une grange aménagée. Très impressionnée la petite Ana demande des précisions à sa sœur Isabel, qui croit le monstre un esprit apparaissant à volonté. Elles vivent dans une grande demeure avec leurs parents, Fernando et Teresa, et une bonne, Milagros. Fernando est écrivain et apiculteur. Teresa correspond avec un amant mobilisé au loin. Les fillettes vont à l’école du village où l’on étudie l’anatomie sur un mannequin.
   Ana croit retrouver le monstre de Frankenstein dans la personne d’un soldat républicain pourchassé par la Guardia Civile. Blessé en sautant du train, il se cache dans une grange en pleins champs. La fillette le nourrit et lui apporte des affaires de son père, chaussures et veste dans la poche de laquelle est restée une montre. Mais le soldat est abattu et les affaires sont restituées à Fernando, qui surprend sa fille dans la cachette où ne reste qu’une trace de sang. Ana s'enfuit. On la cherche toute la nuit. En rêve elle rencontre la créature du film. Hommes et chiens la retrouvent au matin endormie. En état de choc, elle doit garder la chambre, mais continue d’invoquer son cher Esprit la nuit.

   La ruche ! Embarqués dans la ruche sociale on l’est de toute façon. Heureux qui a trouvé le moyen de s’en délivrer. Ce qui veut dire, le reste étant hors-monde non-viable, de s’y maintenir tant bien que mal, en se ménageant son espace propre, réel, imaginaire ou tout ensemble.
   La maison des protagonistes : microcosme de la grande ruche interrogé par l’apiculteur dans le manuscrit sur lequel il s’endort tard le soir. Fenêtres à petits carreaux alvéolaires et succession en enfilade de portes en profondeur de champ comme passant d’un casier à l’autre. En intérieur jour, lumière chaude couleur miel et clair-obscur de la lampe à pétrole dans l’intimité de la nuit.
   D’entrée de jeu, le parcours de Fernando fait le lien entre ses ruches, le village, le cinéma pendant la projection et la maison familiale. Montage très serré, pour ainsi dire alvéolaire.
   En très gros plan, les mains gantées tirent la montre de la poche intérieure. Très gros plan encore sur le visage derrière le masque grillagé, retour à la montre puis recadrage de l’apiculteur affairé aux ruches disposées perpendiculairement à l’axe de la caméra. Suit un plan d’ensemble avec changement d’axe à 90° de deux rangée de ruches en enfilade entre lesquelles s’avance frontalement Fernando, qui sort une cigarette, l’allume et sort du champ gauche-cadre. Puis plan fixe d’ensemble de la façade du cinéma. Fernando entre dans le champ droite-cadre. Le son du film filtre à travers les murs. Fernando s’arrête. Plan serré sur l’affiche du film. Recadrage fixe d’ensemble du cinéma entouré d’autres bâtiments, avec jappements hors champ présentifiant d’autres lieux et d’autres vies. Fernando sort du champ gauche-cadre.
   Plan d’ensemble de l’imposante maison protégée par une grille alors que sonnent les cloches, autre signe de la vie du village. Fernando pénètre dans le champ dos-caméra par le bord inférieur du cadre, ouvre le portail grinçant. Pivotement d’axe à 90° avec translation du foyer de l’autre côté du portail, ce qui le cadre donc de profil. La caméra le suit en travelling latéral. Le chien qui vient à sa rencontre entre dans le champ gauche-cadre. Fernando pousse la porte.
   Changement de plan par plongée depuis l’étage intérieur sur l’escalier dans le sombre vestibule éclairé par la porte d’entrée encore entrouverte, Fernando gravissant les marches. La caméra épouse son mouvement en panoramique alors qu’il pénètre dans la première pièce en appelant Teresa. Par une porte-fenêtre, il sort sur une galerie extérieure surplombant le jardin où Milagros, femme corpulente en noir à châle, nourrit les poules. Un contrechamp en contre-plongée le trouve sur la galerie l’interpellant : « Vous avez-vu ma femme ?  - Je crois qu’elle est sortie. – Et les filles ? – Au cinéma. » Puis s’étant débarrassé de la tenue d’apiculteur, il se retire avec le chien dans son bureau orné de gravures et équipé de rayons de livres. Il se met à lire. Mais on entend des voix : la bande son du film qui parvient jusqu’ici comme si elle émanait du livre. Il pose son livre et sort sur le balcon. On distingue nettement les paroles du Dr Frankenstein.
   Changement de plan : écran de la salle de projection où la petite Maria qui dit au revoir à son papa et va jouer sur la rive de l’étang où elle rencontrera la créature de Frankenstein, etc. En alternance, les fillettes spectatrices et surtout Ana. Entre-temps s’interpose un plan de l’extérieur du cinéma devant lequel passe une cycliste, Teresa sans doute, toujours entre le domicile et la gare où transite le courrier. À l’intérieur Ana demande à Isabel « pourquoi l’a-t-il tuée ? »
   C’est donc la géométrie du parcours de l’apiculteur qui génère l’espace et expose les données de l’intrigue au sein de la vie du village, nonobstant les ellipses - associées aux plans fixes - pointant le hors-champ comme possibilité infinie. Mais aussi le livre qu’il écrit, inspiré de la ruche, et dont l’écriture en train de se faire à la faveur du calme nocturne alterne avec des plans des fillettes endormies, comme si elles rêvaient de ce que compose leur père.
   Cette analogie avec la ruche est cependant elle-même prise en charge par la forme de conte annoncée par le texte du début : « Il était une fois, quelque part en Castille ». En même temps, grossit du fond de la route dans l’axe de la caméra le camion transportant le conte cinématographique de Whale qui va interférer avec l’intrigue. Comme une mise en abyme multipliée : conte de conte de conte de conte, dont le mouvement d’ensemble est relancé à intervalles par un commentaire musical de troubadour, guitare et flûte.
   Davantage, il s’agit non seulement des rêves mais aussi de l’imaginaire d’une fillette, autre générateur de contes. La maison familiale est, du reste, une espèce de château, comportant une terrasse crénelée et dont la galerie surélevée évoque des courtines. Accessoire du fantastique.
   Non qu’il y ait d’autres effets spéciaux que ceux qui se rapportent aux hallucinations de la fillette. Mais c’est la précision dans la sobriété qui dans ce dispositif est grosse de tous les possibles. Flanquée d’un puits, la grange désaffectée isolée en plein vent dans la nudité des labours d’automne est un lieu magique, hors prise. Le faux monstre qu’elle qualifie d’«esprit» est selon Isabel dans «un lieu hors du village où les gens ne peuvent pas le voir». Ce que traduit le plan général fixe de la grange désaffectée en profondeur de champ où vont se perdre les deux minuscules silhouettes courant depuis le premier plan dos-caméra.
   L’émancipation de l'abeille humaine reste de l’ordre infinitésimal. La route de la gare serpente en déclivité vers l’horizon en profondeur de champ. La bicyclette de Teresa y descend pour ainsi dire d’elle-même mais c’est pour se borner à la ligne de chemin de fer ; et au retour il faut remonter, ce qui étant implicitement hors champ est d’autant plus prégnant et souligne le caractère illusoire de l’envol hors du territoire de la ruche.
   Teresa finira par détruire une lettre de son mystérieux amant. Elle a assez à faire avec l'espace tragique de l’amour familial. L’immense tendresse pour son mari se manifeste dans la scène où elle le dorlote endormi sur son bureau. Sa liberté à lui est dans le déploiement verbal du manuscrit, métamorphosant le soin des abeilles en apiculture spirituelle. Le Républicain, lui non plus n’a pas d’issue. Blessé à la jambe en sautant du train il ne peut quitter la zone d’influence du village.
   Conte initiatique surtout quant à la mort qui semble comme la voie d’évasion d’Ana. Le mannequin de l’école se présente d’abord couvert d’un voile noir. Il est incomplet et les petits docteurs Frankenstein de la classe y replacent les organes essentiels. Ana est chargée des yeux, et le terrible regard du mannequin une fois placé, comme si elle l'avait invoqué, semble lui intimer un ordre.
   Les champignons vénéneux auxquels Fernando initie ses filles sont un mode d’accès à l’au-delà que suggère aussi ce mont perdu dans les nuages, inaccessible selon le père. Et les vieilles photos, de Teresa notamment, qu'Ana consulte, évoquent avec le passage sensible du temps la finitude de la vie humaine.
   Toujours on revient au regard d’Ana (Ana Torrent, Galerie des Bobines), impénétrable comme la pensée du mystère de la mort, à la fois repoussant et attirant. Une vanité de style Renaissance appendue au mur du bureau semble être l'écho visible de cette opaque interrogation. Peut-être le train conduit-il dans l'autre monde, lui qui a amené le Républicain, « cet esprit », autre incarnation du monstre, et transporte le courrier de ce fantôme qu’est l’amant de Teresa. Ana est tentée de se jeter sous la locomotive comme plus tard d’absorber un champignon vénéneux au cours de sa fugue nocturne.
   El espíritu de la colmena est donc un film très travaillé comme dispositif sensoriel édifié sur la base d’un matériau nécessaire, extrêmement maîtrisé, et dont la forte unité pointe poétiquement la simple évidence de l’enjeu spirituel. 9/
09/09 
Retour titres