CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Arnaud DESPLECHIN
Liste auteurs

Rois et Reine Fr. 2004 150’ ; R. A. Desplechin ; Sc. Roger Bohbot, A. Desplechin ; Ph. Eric Gautier ; Mont. Laurence Briaud ; Pr. Why not Production ; Int. Emmanuelle Devos (Nora Cotterelle), Mathieu Amalric (Ismaël Vuillard), Jean-Paul Roussillon (son père), Catherine Rouvel (sa mere), Catherine Deneuve (Docteur Vasset), Maurice Garrel (Louis Jennsens), Nathalie Boutefeu (Chloé Jennsens), Valentin Lelong-Darmon (Elias), Magali Woch (Arielle), Hippolyte Girardot (Maître Marc Mamanne), Elsa Woliaston (Docteur Devereux), Olivier Rabourdin (Jean-Jacques), Joachim Salinger (Pierre Cotterelle), Shulamit Adar (Mme Seyvos, l’infirmière à domicile du père).

   Mère parisienne d'Élias âgé d’une dizaine d’années, dont le père, Pierre, est mort avant sa naissance, Nora est promise au riche Jean-Jacques après avoir vécu huit ans avec le violoniste Ismaël. Elle se rend à Grenoble chez son père, écrivain
dont on va fêter l’anniversaire. Mais il faut l'opérer d’urgence d'un ulcère ; la célébration est différée. 
Élias, qui était hébergé chez son grand-père, est pris en charge par les parents d’un copain de la colonie de jour où il passe ses vacances. On découvre un cancer inopérable. Le malade perdu revient au domicile où Nora finira par l’euthanasier. Après le décès, la fille découvre à son intention dans le dernier manuscrit en correction une lettre haineuse du mort. En parallèle, Ismaël, en raison de ses négligences, a des démêlés avec la justice pour une dette fiscale considérable.
   Il est soudain interné en psychiatrie à la demande de la famille, en réalité, on l’apprendra plus tard, du cousin auquel il est professionnellement associé, désireux de se débarrasser de lui. En raison du prestige du docteur Devereux, son analyste au physique de matrone africaine, il est toutefois autorisé à poursuivre sa cure psychanalytique à l’extérieur. Le diagnostic de folie le lave des délits financiers, grâce à
Marc Mamanne, son avocat. Une complicité platonique se noue avec la jeune internée Arielle, étudiante en chinois. Nora débarque à l’hôpital pour demander à son ancien compagnon d’adopter Élias, qui n’a plus de grand-père et ne s’entend guère, pense-t-elle, avec son futur beau-père. Il refuse. Mme Vasset, la psychiatre, libère Ismaël considéré sain. Evincé du studio et privé de son instrument ancien par son cousin, il va à Roubaix chez ses parents récupérer son violon de conservatoire. Nora brûle la lettre paternelle le jour de son mariage. Ismaël se déclare à Arielle. Puis il va expliquer à Élias qu’il vaut mieux pour lui qu’il ne l’adopte pas. Un apaisement général  a succédé à toutes ces épreuves.

   Le mélange de registres, les contradictions et les surprises, le fort ancrage dans une riche culture, la brûlante direction d’acteurs jusqu'au risque fou, l’humour, font émerger ce film hors de la triste cérébralité du cinéma d’auteur français.  
   Tout se passe comme si la vérité de l’existence humaine était à l’aune de la déraison. Récit tout en figures de décalage. La palette même des accompagnements musicaux, de plus pour la plupart à l’arrière-plan sonore, y contribue ou, sur le mode de la dérision par excès, la caméra virevoltant et les télescopages du montage hyperserré.
   Le personnage de la psychanalyste correspond à l’idée qu’on se fait de la magicienne. Niant la différence entre internement psychiatrique et prison par ailleurs, le docteur Vasset (Deneuve : Galerie des Bobines) emprunte son nom à Véronique Vasseur, ce médecin-chef de la Santé connu pour avoir dénoncé les conditions de détention. Le jeu des acteurs ne cherche jamais à refléter le contenu des paroles et des situations. Il procède de la passion délirante d'une conduite sans adéquation préméditée.
   Toutes hétérogénéités se contrepointant réciproquement. Au-delà du montage parallèle qui, en surface, identifie formellement entre eux les deux hôpitaux donc les deux situations, c’est ce qui fait l’unité profonde entre des registres disparates. À l’agonie du père peuvent donc répondre en sous-main des faits sans rapport, jusqu'à la loufoque mise en échec du braquage de la boutique roubaisienne des parents. Le jeu retenu d’Emmanuelle Devos (Galerie des Bobines) endigue des maelströms successifs sans accaparer le devant de la scène. L'avocat au comportement hautement fantaisiste a beau être un toxicomane, pour lequel son client vole des médicaments à l'hôpital, il conduit parfaitement son affaire. Ismaël (Galerie des Bobines) a véritablement un comportement insane, que dément radicalement l’ensemble de son parcours, magnifiquement couronné dans l’épilogue par la salubrité des raisons invoquées à l'intention d'
Élias quant au refus de son adoption.
   La haute culture des citations et allusions littéraires et poétiques (théâtre élisabéthin, poésie allemande, anglaise et française), des images mythologiques, des précieux objets muséaux, des masques africains, de la musique de Webern interprétée à la fin par l'altiste, le mélange des temps, des lieux et des cultures (l'avocat juif, la psychanalyste africaine, l'infirmière balkanique, Arielle la "Chinoise"), confèrent une légitimité à cette liberté, comme si la référence pragmatique des choses était disqualifiée et du coup la fonction utilitaire du langage, qui repose sur la correspondance fallacieuse entre image filmique et réalité. Ainsi est évacuée la valeur apriorique des notions courantes, invariablement recouvertes d’une pellicule de faux-fuyants. Le cynisme du cousin fait table rase de deux millénaires d’hypocrisie chrétienne. La nonchalance du « bonsoir ! » d’Ismaël est une réponse tout aussi cinglante en son mépris de la vraisemblance. Les références à La Tempête (l’infirmier se nomme Prospero, la jeune internée Ariel(le)), indiquent cette visée d’une puissance proprement shakespearienne. Représentant Léda et le Cygne, la gravure qu’offre Nora à son père retentit sur sa situation de personnage féminin ayant enfanté sans géniteur visible.
   Elle consacre donc une dignité transcendante à cette humanité, qui ne saurait se définir sans le dépassement de la misère, des déchirements, des contradictions et des souffrances. Mais humanité féminine d’abord selon le titre, donnant une seule reine pour quantité de rois. Comme le dit Ismaël à Mme Vasset, l’homme vit pour mourir, alors que la femme agit dans des bulles de temps indifférentes à la mortalité. C’est Nora/Léda qui remue ciel et terre contre l’inertie bureaucratique, c’est elle qui l’emporte en prenant la décision du mariage posthume. Son pouvoir se concrétise dans le droit de vie et de mort de la souveraine absolue : elle provoque la mort de Pierre, elle achève son père, trait de cruauté antique caractéristique de ce monde où le père peut exprimer sa haine dans une lettre à sa fille, qui répond par une violence posthume égale en la détruisant par le feu.
   Ce film accomplit en définitive le prodige de faire éclater les cadres admis par des voies néanmoins académiques. Il se construit en effet dans la transparence d’un agencement filmique, davantage que par l'opaque transformation de matériaux conduisant au questionnement inédit. Invitant à l’exaltation plutôt qu’à la méditation, d'ordre orgiaque plutôt qu'hérétique, sa beauté tient de la grâce qui maintient ensemble des choses incompatibles.
12/10/08 
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