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Akira KUROSAWA
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Rêves (Konna yume wo mita) Jap. VO 35mm Easmancolor 1989 117' ; Sc., R. A. Kurosawa ; Conseil. art. Inoshiro Honda ; Ph. Takao Saito, Shoji Ueda ; Lum. Takejij Sano ; Déc. Yoshiro Muraki, Akira Sakuraki ; Son Kenichi Benitani ; Eff. Sp. Industrial Light and Magic/Lucas Art Entertainment/Sony ; Mont. Tome Minami ; M. Shinichiro Ikebe ; Pr. Steven Spielberg, George Lucas, A. Kurosawa/Industrial Light and Magic, Lucas Company, A. Kurosawa USA Inc. Production ; Int. 1. "Soleil sous la pluie" : Toshihiko Nakano (A.K. à cinq ans), Mitsuko Baisho (la mère), Kiku No Kai Dancers (les renards) ; 2. "Le verger aux pêchers" : Mitsunori Isaki (A.K. garçonnet), Misato Tate (la fée des pêchers), Mieko Suzuki (la sœur) ; 3. "Le Blizzard" : Akira Terao (A.K.), Mieko Harada (la reine des neiges) ; 4. "Le tunnel" : Akira Terao (A.K.), Yoshitaka Zushi (le soldat Noguchi) ; 5. "Les corbeaux" : Akira Terao (A.K.), Martin Scorsese (Van Gogh), Catherine Cadou (une lavandière) ; 6. "Le mont Fuji en rouge" : Akira Terao (A.K.), Hisashi Igawa (l'ingénieur), Toshie Nigishi (la mère) ; 7. "Les démons rugissants" : Akira Terao (A.K.), Chosuke Ikariya (le démon) ; 8. "Le village des moulins à eau" : Akira Terao (A.K.), Chishu Ryu (le vieillard).

   1. "Soleil sous la pluie". C'est jour de soleil sous la pluie, réservé à la procession nuptiale des Renards. Le petit Akira n'a pas le droit de sortir. Il passe outre et épie la procession caché par un arbre mais, repéré, s'enfuit et regagne la maison.
Barrant le seuil, sa mère l'informe qu'un renard en colère lui a laissé une dague, car il est supposé se suicider pour avoir vu ce qu'il ne devait pas. Cependant il peut trouver l'absolution en demandant pardon, bien que d'ordinaire on ne l'accorde pas. Elle lui ferme la porte au nez après avoir ajouté qu'il n'entrera que pardonné, précisant à sa demande que les renards vivent sous les arc-en-ciel. Akira en trouve un dans un paysage fleuri dominé à l'arrière-plan par la montagne.

   L'enfant est confronté à un monde tout à la fois terrifiant, démesuré et merveilleux. La gravité (incompréhensible) de la faute commise, la cruauté de la sentence et l'attitude inflexible de la mère ("terrible") nous font pénétrer profondément dans l'univers enfantin de l'Œdipe et de la scène primitive. L'état du rêveur est suggéré par le crépitement de la pluie et le souffle du vent dans les feuillages, installant une sensation d'intimité et de bien-être, comme de se trouver en fait protégé sous le toit de la maison. Constituée d'arbres millénaires aux fûts gigantesques, la forêt évoque l'immensité inconnaissable. Un rideau de brouillard d'eau passe de gauche à droite entre les hautes
futaies annonçant l'événement à la fois craint et désiré. C'est vers la gauche en effet que se dirige l'enfant, où derrière une volute de brouillard surgit la tête de procession avec les premières mesures de l'orchestre qui l'accompagne. Le cadrage de l'enfant au pied de l'arbre souligne la disproportion de taille exprimant l'étrangeté du rapport entre l'enfant et l'adulte.
   La procession est terrifiante en raison du fardeau du monde des adultes qu'elle suggère, par la rigidité des masques associée aux costumes traditionnels, par le sens menaçant de la lente chorégraphie inspirée du comportement du renard aux aguets, que soulignent les modulations de la flûte sur le fond en suspens rythmique des percussions, tels d'insistantes sollicitations. Le final à l'arc-en-ciel, excessivement fleuri comme une promesse et offrant une perspective que ne ferment pas tout à fait la plaine entre les montagnes bleuies par le lointain, est celui du monde mythique de la quête n'ayant de cesse que l'immaturité ne soit dépassée. Cette beauté terrible du monde de l'enfance où la distribution plastique de la couleur tient un grand rôle, est censée tenir tout entière dans les données identifiables de l'image et du son, et la perfection du filmage suppléer à l'impuissance constitutive du langage. Si l'œil et l'oreille y trouvent amplement leur compte, le mystère cependant n'y dispose guère des ressources de son renouvellement.

   2. "Le verger aux pêchers". Le petit Akira ayant servi le thé à sa sœur et à ses quatre invitées, admire des poupées de porcelaine anciennes exposées sur un
présentoir étagé (souvenir d'enfance de Kurosawa, cf. Comme une autobiographie, Seuil, 1985). Soudain il se souvient avec inquiétude que les filles étaient au nombre de six, ce que nie absolument sa sœur. Il entraperçoit pourtant celle qu'il croyait disparue, vêtue de rose dans la pièce à côté où se trouve également un opulent bouquet de rameaux de pêcher en fleurs de même nuance. Elle disparaît aussitôt qu'il veut attirer l'attention. Puis réapparaissant au moment où il quitte la pièce, semble l'inviter à le suivre au dehors. Il se lance à sa suite sans écouter sa sœur lui crier qu'il n'a pas le droit de sortir.
   Il
poursuit ce qui est manifestement une insaisissable fée qui le mène au pied d'une colline en gradins où il tombe nez à nez avec une troupe accoutrée comme les poupées de porcelaine et, comme elles, se distribuant aux différents niveaux. Les membres se présentent comme les esprits des arbres venus célébrer la floraison des pêchers, mais expliquent que sa famille ayant coupé les arbres, ils ne viendront plus désormais. Akira éclate en sanglots. Une femme fait remarquer à sa décharge qu'il a pleuré quand on a coupé les arbres. Un membre de l'assistance ajoute avec malice que c'était par regret pour les pêches. En rétorquant que, si on peut acheter les fruits, c'est impossible s'agissant d'un verger en fleurs, Akira a le dernier mot. La troupe célèbre donc la floraison pour lui seul, et exécute un ballet chatoyant sur une scène  étagées et herbue au pied de laquelle se tient le minuscule garçonnet. Soudain des pêchers en fleurs remplacent les personnages. Ils se transforment à leur tour en arbres coupés. La fée survient et passe entre les rangées avant de disparaître. À sa place,  un pêcher en fleurs.

   On reconnaît la logique du rêve à la transformation de la donnée de la veille que sont les poupées. Puis l'ordre cognitif est brisé par la rupture de la communauté de perception des phénomènes : ni à l'œil ni à l'oreille, la sœur ne perçoit la "fée", dont les mouvements provoquent de légers tintinnabulis, sons caractéristiques du surréel dans une symbolique largement interculturelle.
   La disproportion des rapports entre le gamin et les esprits, la distribution esthétique des couleurs et des sons musicaux, la splendeur des costumes et de l'ensemble chorégraphique soudain enveloppé d'une nuée de feuilles semblable à une chute de
neige végétale nous introduisent dans le délire du spectacle onirique. Se substituant à cette démesure au moyen d'une épargne psychique considérable, le frêle pêcher en fleurs, avatar de la jeune fée, figure après l'immense déploiement spectaculaire une maîtrise fantasmatique ouvrant au garçonnet la voie de la sexualité. Encore une fois tout est signifié, certes avec faste, mais rien n'est offert à la passion constructrice du spectateur qui le rendrait partenaire de l'accomplissement poétique.

   3. "Le Blizzard". Des alpinistes cheminent péniblement dans la neige épaisse. Le blizzard se lève. Ils se couchent d'épuisement l'un après l'autre. Akira les exhorte à se lever et à poursuivre, puis
s'effondre à son tour. Bientôt le protagoniste sent une présence. C'est la Reine des Neiges qui, penchée sur lui, vante la chaleur de la neige et le recouvre d'un châle argenté qui scintille comme un tissu de cristaux, l'incitant avec douceur de ses belles mains nues à rester allongé. Il résiste en tentant plusieurs fois de se redresser. Avec un bruit de tonnerre, la reine des neiges vaincue est emportée dans les airs où elle disparaît. Akira va secouer ses camarades encore indemnes. Soudain le blizzard s'apaise et dans une éclaircie, Akira aperçoit le camp qu'ils avaient perdu de vue.

   Le thème kurosawien de la quête surmontant l'épreuve et débouchant sur un monde mûri, trouve ici une illustration par la thématisation de l'effort et de la résistance. Dans une lumière bleutée uniforme qui concentre l'attention sur les corps accablés, la dramatisation repose sur la lenteur extrême des gestes, aggravée par la sensation de sur-place, l'essoufflement considérable des hommes et le cliquetis des mousquetons. Associées à l'action de la Reine des Neiges, les modulations du blizzard accompagnent sa voix d'outre-tombe dédoublée. La douceur de la jeune femme est terrifiante d'obstination. Ses cheveux battus violemment par le vent se dressent dans une vision d'épouvante. Son beau visage prend une expression de souffrance au moment de lâcher prise. Soudain le blizzard mugit de plus belle et dans un puissant mouvement accentué par le flottement de ses longs vêtements, elle est emportée comme un fétu à la suite du formidable coup de tonnerre. Cette image inouïe donne de façon saisissante la sensation du surnaturel. Cependant on ne peut que décrire cela admirativement, sans prendre véritablement part à l'aventure spirituelle, qui supposerait non pas la perfection achevée mais en train de se faire.

   4. "Le tunnel". Le commandant Akira revenant de captivité par un chemin désert s'engage dans un tunnel. Il y est accueilli par un chien-loup agressif qui lui cède quand-même le passage. Parvenu à l'autre bout, il entend des pas derrière lui. C'est un soldat blafard, Noguchi, qui était censé être mort dans ses bras. Noguchi s'inquiète de savoir s'il est vraiment mort. Le commandant le confirme. Le mort convaincu tourne les talons et marquant le pas militaire, retourne à l'obscurité du tunnel. Mais bientôt c'est toute la compagnie, elle aussi décimée qui, blafarde, rapplique au pas et présente les armes à son chef vivant. Celui-ci explique qu'ils ont tous péri et qu'il aurait préféré mourir avec eux, mais qu'il est, lui, hélas bien vivant et qu'ils doivent retourner d'où ils viennent. La compagnie exécute un impeccable demi-tour et disparaît au pas cadencé. Le commandant fait un salut militaire réglementaire accompagné de la sonnerie aux morts. Le chien réapparaît et grogne en retroussant les babines.

   À mon sens le meilleur des rêves, car le plus économique d'effets, notamment quant à la couleur. Surtout, il exploite avec un humour indépassable la confusion des catégories fondamentales de la vie et de la mort, à laquelle néanmoins les Japonais sont plus familiers que nous. Des soldats qui obéissent à leur chef au-delà de la tombe, c'est une caricature métaphysique de la bêtise de la discipline. L'économie de moyens appelle toujours le secours de l'imagination. Ainsi au bout du tunnel où se manifestent les morts, l'appareil du mur est, par la lumière et les ombres, réalistement
accentué, par rapport à celui de l'entrée, suggérant deux mondes différents.

   5. L'étudiant en peinture Akira visite une exposition Van Gogh. Soudain il se trouve dans le tableau des Lavandières dans lequel il pénètre. Il demande aux femmes à l'ouvrage où se trouve M. Van Gogh. Elles le dirigent vers les champs. Akira discute avec le grand artiste, puis se perd dans ses tableaux. Il se retrouve finalement dans un champ traversé en sa partie médiane par un chemin montueux, par où s'éloigne le peintre en profondeur de champ. Une nuée de corbeaux criards prend son envol. Il était dans le tableau intitulé "Les corbeaux", connu pour être l'ultime du maître.

   Le thème fantastique de la pénétration dans les tableaux est délicieux par lui-même. Mais aussi parfaite soit la technique qui permet leur agrandissement, ceux-ci sont instrumentalisés, il ne faut pas y chercher une quelconque plus-value esthétique. La référence à Van Gogh a surtout valeur d'anecdote et grâce aux performances de l'Easmancolor, elle permet d'étaler une très belle palette de couleurs, disconvenante aux mystères de l'image filmique.

   6. "Le mont Fuji en rouge". Un complexe nucléaire composé de six centrales explose derrière le Mont Fuji avec une telle puissance qu'on pourrait croire à une éruption volcanique. Akira est parmi la foule affolée fuyant de tous côtés. Il se retrouve en bord de mer en compagnie d'un ingénieur et d'une jeune femme flanquée de deux enfants. L'ingénieur explique que les nuages radioactifs sont colorés pour qu'on les reconnaisse, rouge pour le plutonium 239, jaune pour le strontium 90, pourpre pour le césium 137, ce qui est absurde puisque quand on les repère, il est trop tard. L'homme de science se sentant coupable de cette bêtise se jette dans l'océan. Un nuage pourpre les enveloppe. Dérisoirement, Akira ôte son blouson pour protéger la mère et les enfants en le chassant comme une mouche importune.

   Procès par l'absurde, qui n'a de valeur que par la logique de la démonstration, la scénarisation n'étant guère qu'illustrative.

   7. "Les démons en pleurs". Dans un paysage gris,
désolé, désertifié, Akira rencontre un démon unicornu. Celui-ci nous apprend que l'état du paysage est dû à la guerre nucléaire. Il se plaint à Akira de son sort à lui à cause de la hiérarchie démonique : il sera dévoré par un démon à deux ou à trois cornes. Mais on entend des gémissements hors champ. Le démon explique que les cornes provoquent des douleurs intolérables qui entraînent ces lamentations. Il le conduit à ses congénères en train de se rouler de douleur. Cependant le démon menace Akira de le transformer en démon. Celui-ci prend la fuite.

   L'introduction du fantastique n'est qu'un artifice rhétorique au service du procès du monde contemporain. L'extrême aridité de facture de cet épisode et du précédent est le vain contrepoint de l'enchantement du monde bruissant et coloré propre aux autres rêves.

   8. "Le village des moulins à eau". Akira arrive dans un
village de moulins construit sur plusieurs bras de rivière et dominé par des arbres centenaires. Sur un des nombreux ponts reliant les rives, il croise des enfants cueillant des fleurs pour en orner une grosse pierre (d'après un souvenir autobiographique de Kurosawa, cf. Comme une autobiographie, Seuil, 1985). S'approchant d'un moulin, il rencontre un vieillard occupé à réparer une roue à aube. À sa question celui-ci répond qu'un voyageur est mort à l'emplacement de cette pierre, qui est sa tombe. Les villageois l'ont en effet enterré sur place et continuent de l'honorer. La conversation s'élargit à la vie du village. Il explique qu'ici l'on vit selon la voie de la nature, en satisfaisant les besoins essentiels sans se perdre dans la folie de la consommation qui détruit la planète. Une musique lointaine se fait entendre. C'est l'enterrement d'une femme de 99 ans qui fut son premier amour. Akira apprend ainsi que son interlocuteur a 103 ans. Mais ce dernier s'excuse car il doit participer à la procession. Akira l'y suit pour assister à un joyeux cortège bigarré et dansant.

   La beauté visuelle et sonore du paysage est le principal argument de cette utopie reposant essentiellement sur l'apologie du passé.

   En conclusion, ceux qui connaissent Kurosawa depuis
La Légende du grand judo jusqu'à Barberousse inclus ne peuvent qu'être déçus ici de la prétention de l'image-son filmique à se suffire à elle-même, alors que l'élément cinématographique ne fonctionnait que participant d'un système de rapports, tellement libres qu'ils s'émancipaient du sémantique en faveur du symbolique(1), c'est-à-dire de l'écriture. Le seul élément qui permettrait aux différents rêves de se construire en réseaux par des interférences est le thème de la mort. Le croisement se limite cependant à ce signifié commun, alors que ce sont des rapports de signifiant (ou plutôt du plan de l'expression de Hjelmslev) qui sont à la base de ces constructions inouïes dignes de l'histoire de l'art du cinéma (2) mondial, dont Kurosawa est un des éminents représentants par ailleurs. 13/08/04 retour titres