CINÉMATOGRAPHE 

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Akira KUROSAWA
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Rashomon (Rashomon) Jap. VO N&B 1951 88', Lion d'or Venise 1951 ; R., Mont. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Shinobu Hashimoto, d'après deux nouvelles de Ryunosuke Akutagawa (1915) ; Ph. Kazuo Miyagawa ; M. Fumio Hayasaka ; Lum. Kenichi Okamoto ; Son Iwao Otani ; Pr. Daiei/Masaichi Nagata, Shojiro Motoki, Jingo Minoura ; Int. Toshiro Mifune (Tajomaru), Masayuki Mori (le samouraï Takehiro Kanazawa), Machiko Kyo (son épouse, Masage), Takashi Shimura (le bûcheron), Minoru Chiaki (le prêtre), Kichikiro Ueda (le passant), Daisuke Kato (l'agent de police), Fumiko Honma (le médium).

   Voici mille deux-cents ans dans la forêt profonde, le célèbre brigand Tajomaru fornique avec une jeune beauté, sous les yeux du mari samouraï qui meurt ensuite par le sabre ou le poignard. Lequel des deux et par qui ? C'est ce qu'il convient d'élucider.

   S'abritant de la pluie sous le portique de Rasho (Rashomon) à Kyoto, à moitié en ruines en raison des guerres civiles, un bûcheron et un prêtre content à un passant ce terrible drame dont ils témoignèrent en justice en même temps que la jeune épouse et la défunte victime, au moyen d'un médium celle-là.
   Évidemment, les témoignages ne concordent pas. Le prêtre n'a fait que croiser le couple dans la forêt mais, touché par le visage d'une grande douceur, il tend à innocenter la femme.
   Le
consentement sexuel de celle-ci est allégué par le prévenu qui affirme de plus s'être, à la demande de la jeune femme après l'étreinte, battu comme un lion contre le samouraï qu'il terrassa d'un coup de sabre.
   La femme dénonce le viol, ajoutant que devant le mépris
affiché du mari pour la femme "souillée", elle s'est évanouie le poignard à la main, pour le découvrir à son réveil planté en plein cœur de la victime.
   Au tribunal, le bûcheron a voulu cacher l'existence du poignard parce qu'il l'avait volé. Il décrit donc un duel au sabre qui montre la
lâcheté rampante des protagonistes et s'achève par la victoire peu glorieuse du bandit sur le samouraï.
   Le défunt rapporte qu'après avoir réclamé au violeur sa mise à mort, son épouse l'a délivré de ses liens pour susciter un duel dont elle serait l'enjeu. Il s'est alors suicidé de désespoir au moyen du poignard. C'est de son corps que le bûcheron a extrait cette arme assez précieuse pour être monnayée.
   Y compris le prêtre qui n'est sans doute pas de bois, chacun des vivants avait donc quelque raison de tricher, sauf le mort auquel conviennent surtout les lamentations.
   À la fin du récit du bûcheron les cris d'un bébé abandonné retentissent dans un recoin du portique. Se légitimant de la malhonnêteté humaine et en particulier de celle du bûcheron, le passant vole les affaires du nourrisson. Mais le bûcheron déclare au prêtre qu'ayant déjà six enfants, un de plus ne lui serait pas à charge. Au grand soulagement du prêtre, qui n'aura pas à désespérer de l'humanité, il
l'adopte

   En raison d'un différend avec la Toho en 1948, alors qu'il était prêt au tournage,
Rashomon ne fut réalisé, en un tournemain, que deux ans plus tard à la Daiei. D'où sans doute la structure démonstrative dont le caractère accessible comme performance plus narrative qu'artistique, abondamment surcommentée par une musique d'inspiration occidentale, a pu favoriser le succès international qui fit découvrir Kurosawa en Occident. Néanmoins l'intérêt profond du film repose sur un fantasme(1) qui en développe l'aspect artistique(2) : le voyeurisme dans une ambiance de sensualité exacerbée.
   Le mystère de la sexualité, qui donne au désir sa tension, est suggéré par les thèmes de la transgression sociale et morale : la guerre civile, le banditisme, le mensonge et l'égarement dans la forêt profonde comme métaphore, tandis que la chaleur et la lumière combinées avec la luxuriance végétale expriment la sensualité, en contraste avec la situation d'énonciation sous le portique délabré et
dégoulinant, correspondant à la conclusion critique après la phase passionnelle.
   Le mystère de la forêt est souligné : dans la dimension horizontale par le parcours compliqué du bûcheron figuré par des changements d'axe ou d'angle sur terrains
divers ; dans la dimension verticale par le gigantisme des arbres couronnés de hautes frondaisons qui éloignent la lumière solaire, ceci souligné par un travelling haut-bas sur l'arbre au pied duquel somnole Tajomaru. Ce soleil filtrant à distance est cadré à intervalles comme pour rappeler que si bien caché soit-on, il y a toujours une trouée pour l'indiscrète lumière.
   Le visage du bandit regardant passer cet "ange" dont le voile est soulevé par la brise, est criblé de lumière crue dans l'ombre fraîche. Louchant de
désir, les yeux se trouvent exposés en pleine lumière. La scène du viol dans le récit du bandit montre l'œil de la femme tourné vers le soleil qui est comme sa réplique en contrechamp. Karl Abraham avait déjà mis en évidence cette symbolique du soleil comme œil sumoïque. Mais, sans être incompatible avec cette figure, le soleil ici évoque bien plutôt la concupiscence du monde qui se concrétise au tribunal, pour lequel rien ne doit rester dans l'ombre.
   La position hors cadre de la cour de
justice côté caméra identifie, du reste, l'œil judiciaire au viseur de la caméra. C'est la société diégétique tout entière qui emprunte alors le pouvoir oculaire de la justice et au-delà, celle du monde réel représenté par le spectateur côté caméra. Le gigantisme du décor, tant celui de la forêt que celui du portique suggère bien que l'individu est la proie d'une société avide de projeter hors d'elle ses propres turpitudes. Dans son remake platement plagiaire (morne gare à demi désaffectée sous la pluie pour la vénérable porte monumentale de Rashomon dans le déluge), L'Outrage (1964), Martin Ritt se prouvait donc réfractaire à ce qui fait le véritable intérêt de Rashomon. 18/07/04 Retour titres