CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Akira KUROSAWA
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Ran Jap. VO Eastmancolor 1985 151' ; R. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Hideo Oguni, Masato Ide, d'après Le Roi Lear de William Shakespeare ; Ph. Takao Saito, Masaharu Ueda, Asakazu Nakai ; Lum. Takeji Sano ; Déc. Yoshiro Muraki, Shinobu Muraki ; Cost. Emi Wada ; Son Fumio Yanoguchi, Shotaro Yoshida ; Mont. A. Kurosawa, Tome Minami ; M. Roru Takemitsu ; Pr. Serge Silberman, Masato Hara/Greenwich Film Production (Paris), Herald Ace, Nippon Herald Films (Tokyo) ; Int. Tatsuya Nakadai (Hidetora Ichimonji, le seigneur), Akira Terao (Taro, l'aîné), Daisuke Ryu (Saburo, le benjamin), Jinpachi Nezu (Jiro, le cadet), Mieko Harada (dame Kaede, épouse de Taro puis de Jiro), Yoshiko Miyazaki (dame Sué, épouse de Jiro), Takeshi Nomura (Tsurumaru, frère aveugle de Sué), Peter/Shinnosuke Ikehata (Kyoami, le fou de Hidetora), Masayuki Yui (Tango, fidèle de Saburo), Hitoshi Ueki (seigneur Fujimaki), Jun Tazaki (seigneur Ayabe).

   En raison de son grand âge, le seigneur Hidetora Ichimonji partage ses biens entre ses trois fils et abdique en faveur de Taro, l'aîné, avec obligation de solidarité réciproque des trois héritiers chacun maître d'une place forte. Cependant Saburo, le benjamin, prédit avec insolence que dans un monde corrompu, les frères ne peuvent que s'entretuer. Il est banni par le patriarche. Cependant, en raison de ses qualités de caractère, le seigneur Fujimaki le prend pour gendre.
   Influencé par son épouse Kaede, princesse rescapée des massacres du beau-père, Taro restreint les pouvoirs de celui-ci. Jiro, le cadet, interdit l'accès de son château à la garde paternelle, avec la complicité de l'aîné. Le père répudié préfère alors renoncer à l'hospitalité filiale. D'abord errant, il se décide à occuper la forteresse laissée vacante par Saburo. Montant à l'assaut du donjon occupé par son père, Taro est fauché par l'arquebuse de Kurogané, le bras droit de Jiro. Hidetora, qui est trahi par ses deux aides de camps et dont les épouses et les compagnons d'arme sont occis, quitte le donjon incendié, franchit le mur d'enceinte et fend lentement la masse armée des assaillants qui s'écartent et le laissent, hébété, se perdre dans la nature où le rejoint son bouffon Kyoami, qui lui tiendra lieu de nourrice.
   Ils trouvent un moment refuge chez Tsurumaru, frère de Sué, l'épouse de Jiro, auquel, enfant, Hidetora avait crevé les yeux, un forfait parmi d'autres qui sont le tribut de la puissance du clan Ichimonji. Devenu chef dudit clan, Jiro reçoit la visite de Kaede qui le viole littéralement après l'avoir épouvanté en faisant mine avec un poignard de venger son époux. Elle se déclare alors épouse exclusive, exigeant la mise à mort de la légitime Sué, survivante d'une famille décimée jadis comme la sienne par le vieux seigneur. Kurogané (le meurtrier de Taro), est chargé de décapiter Sué.
   Mais il invite celui-ci à prendre la fuite, rapportant par dérision à Kaede une tête de renard en pierre. Hidetora est pris en charge par Tango, fidèle dignitaire déguisé qui fut banni pour avoir défendu Saburo. Ce dernier passe un accord avec Jiro pour reprendre son père avec qui il se réconcilie. Mais alors qu'il le ramène en croupe il succombe à une balle d'arquebuse dans une embuscade qui fut suggérée par Kaeda. Entre-temps, avec l'appui des seigneurs Fujimaki et Ayabé, l'armée de Saburo sans son général remporte la victoire.

   Même tragédie noire, dans les grandes lignes, que
Le Roi Lear, où cependant les trois héritiers sont femelles. Cette liberté prise semble dictée par la volonté à travers le jidai-geki de mêler l'épopée à la tragédie en esthétisant la mort, alors que dans Le Roi Lear, Cordélia, le prototype de Saburo, est trivialement étranglée sur ordre du parti de ses sœurs, qui ne tardent pas à la suivre dans le trépas sordide : Régane empoisonnée par Goneril, laquelle se suicide à l'annonce de la défaite des Britanniques contre le roi de France, époux de Cordélia (devenue reine sans dot pour sa beauté morale après avoir essuyé le refus du duc de Bourgogne. De même que, rejeté par Ayabé, le proscrit Saburo devient le gendre de Fujimaki).
   Il reste cependant quelque chose du rôle des deux furies dans le fascinant personnage de Kaede. Après avoir réussi finalement à faire assassiner Sué, celle-ci finit décapitée par Kurodané. Une des grandes modifications vient de la nécessité de légitimer cette atmosphère de fin du monde empruntée au
Roi Lear. Avec son génie de l'économie, Kurosawa imagine, tout en le rendant digne de compassion, de rendre Hidetora partie prenante dans la violence de ce monde. Ayant abondamment semé mort et ruine, s'étant emparé des biens et des terres pour accroître son pouvoir, il a donné en mariage à deux de ses fils des princesses rescapées du désastre.
   C'est principalement la haine surnageant en la personne de Kaede qui va déclencher les catastrophes. Tout émane ainsi du spectacle de la guerre retournant à la guerre et justifie les coûteux efforts du tournage accrus par une météo capricieuse, en guerriers spécialement entraînés, cuirasses, destriers, oriflammes et bannières, châteaux bâtis sur les pentes noires du mont Fuji, ainsi qu'en démesure guerrière des manœuvres sur vastes décors naturels à perte de vue.
   On peut admirer la maîtrise d'une polychromie qui se plie constamment aux besoins de l'intrigue sans jamais tomber dans le coloriage, ainsi que le traitement d'une bande-son qui, par le grincement des portes monumentales d'une forteresse, le souffle du vent, le piétinement mêlé d'un cliquetis d'armes des fantassins courant en ordre, une stridulation d'insectes ou un pépiement d'oiseau, crée tout un univers mental tendu.
   Mais si le savoir-faire du maître japonais est sans défaut, il n'en va pas de même de l'art. La fascination shakespearienne et l'obsession épique semblent absorber toutes ses forces et aboutir à une dispersion du fantasme artistique
(1) de base où l'on peut reconnaître l'obsession de la mort : Hidetora est un spectre livide dans un monde stérile, sidéré par une aveuglante lumière. En comparant avec les chefs-d'œuvre antérieurs, on est frappé par la timidité de la démarche : au lieu de bouffonnerie généralisée combinée au tragique notamment, nous n'avons qu'un rôle, représentation(2) et non structure, de bouffon.
   Davantage, malgré le grand spectacle de guerre médiévale, l'intrigue prend de véritables accents de tragédie théâtrale au détriment de la filmicité
(3). Réciproquement certains effets faciles dévitalisent la valeur dramatique de l'image, comme l'assaut sanglant du donjon monté comme illustration silencieuse d'une musique de renfort (fût-elle de Takemitsu) ad hoc. La musique, qui au cinéma est contingente puisqu'on a vu des chefs-d'œuvre cinématographiques aisément s'en passer, tend ainsi parfois au superflu : était-il indispensable de faire accompagner le cortège des deux illustres cadavres royaux par un arrangement de la sempiternelle "Marche Funèbre" de Chopin ?
   Le soin, l'exigence, l'attention extrême portée à toutes les composantes de la réalisation sont les mêmes, mais il y manque l'alchimie artistique
(4). Ainsi la rigueur est-elle au service d'une démonstration. Il y a art au contraire, lorsque rigueur rime avec indémontrable. 11/06/04 Retour titres