CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Bernardo BERTOLUCCI
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Prima della rivoluzione (Avant la révolution) It VO 1964 115' ; R. B. Bertolucci ; Sc. B. Bertolucci et Gianni Amico ; Ph. Aldo Scavarda ; Mont. Roberto Perpignani ; M. Ennio Morricone, Gino Paoli, Gato Barbieri ; Pr. Iride Cinematografica ; Int. Adriana Asti (Gina), Francesco Barili (Fabrizio], Allen Midgette (Agustino), Morando Morandini (Cesare), Cristina Pariset (Célia), Cecrope Barili (Puck), Evelina Alpi (la fillette).

   À Parme, l'étudiant de bonne famille Fabrizio est secoué par la disparition, mort noyé, de son ami Agustino. Lequel prônait par conviction politique, en corrélation avec la haine du mode de vie de ses parents, la rupture avec la famille bourgeoise. Fabrizio avait, lui, déjà renoncé à son mariage avec Clélia, une fille de la haute société, et se tourmente de questions sur la latitude d'un homme de son milieu à faire cause commune avec le prolétariat. Lors de discussions avec son mentor César, qui l'a initié au communisme, il glisse au doute quant à son engagement politique, et préfère croire qu'Agustino s'est donné la mort par une haine de soi maquillée en haine de classe. En même temps, une éducation sentimentale, éhontée pour la famille, finit par tenir lieu de politique : Fabrizio a une liaison avec sa jeune tante Giulia, quittée pour épouser Clélia, comme si l'inceste, ce mode de repliement pervers sur la famille, avait décidé pour lui de l'impossibilité de rompre avec sa condition de naissance.


      Film qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, a frappé les esprits. Au-delà de la morosité (et de l'ennui par cela dégagé) de la crise morale d'un jeune bourgeois incapable d'assumer la conscience de sa responsabilité sociale, domine le portrait amer de Giulia, qui semble fatalement vouée à l'initiation sexuelle des cadets de son entourage. Encore célibataire à un âge où sans doute ses amies sont déjà mariées, sa fragilité, soulignée par un appel téléphonique nocturne de style très antonionin à son psy, l'éloigne des relations stables avec les hommes mûrs mais la rend dépendante d'une liaison dissonante et scandaleuse menant à l'impasse. "Je t'aime parce que tu n'es pas encore un homme" s'entend dire le neveu." Cela n'excluant pas l'aventure fugace avec de plus âgés. La lettre qu'elle soustrait à la vue de Fabrizio en la glissant dans sa poche en est l'infime indice. Mais surtout il la surprend sortant d'un hôtel avec un inconnu. S'y ajoutera une proximité ambiguë avec le vieil ami Puck. Ce qui accélère la rupture. Le jeune bourgeois qui prétendait éduquer politiquement Agostino, son double social, ne quittera jamais vraiment le même cercle scellé par le rapport incestueux. Le cher César, qu'il voudrait vainement imiter, est le véritable héros politique poursuivant pathétiquement le rêve d'une victoire communiste, tel Achab dans les traces du cachalot qui emporta sa jambe, dont l'instituteur lit l'histoire dans sa salle de classe à la fin. Mais il est rejeté hors-circuit tandis qu'en parallèle la cérémonie du mariage avec Clélia se déroule. "Maintenant je suis en paix, attaché à mes racines, j'ai l'impression de ne pas exister" déclare en voix off Fabrizio au générique.
   L'inceste à la fois fait contrepoids au flot rebutant du débat de conscience et constitue la pointe acméique nécessaire à la dégringolade finale. Néanmoins il donne lieu à une esthétisation de l'érotisme féminin tombant dans le cliché. Giula pose sur une méridienne, les jambes nues croisées, ou s'exhibe en chemise de nuit dont une bretelle a, comme par hasard, glissé sur l'épaule, ou encore nue, à peine recouverte d'un drap artistiquement chiffonné dans un décor bousculé. Qu'on me permette de trouver la Giulia des Poings dans les poches, cette autre incestueuse à peu près contemporaine, infiniment plus suggestive à cet égard avec des moyens indirects. Le contraire de cette esthétique de pose photographique qui va à l'encontre de la fonction différentielle du plan, lequel ne devrait pas valoir par lui-même mais par les rapports dans lesquels il peut entrer avec d'autres plans. Ce n'est pas ici une trace renvoyant à d'autres mais une suite de complaisants tableau.
   Cette emphase cependant participe d'une tendance générale à mettre plus de forme que de substance. Associée à un découpage mosaïqué à faux-raccords, une caméra kaléidoscopique prétend par ses mouvements brefs ou répétés assortis de brusques zooms, assurer par elle-même la valeur émotionnelle de l'action, une forme de tambouille dynamique court-circuitant le possible jeu entre les fragments. Bertolucci se laisse de plus emporter par son admiration pour l'esthétique godardienne du collage. Elle consiste en des alliages hétérogènes dont le sens reste à déduire. Soit à l'intérieur d'un même plan, Gina au café en plan serré s'étant placée devant un écran télé à l'image instable (instabilité du personnage ?), soit entre images et musique auxiliaire quand, par exemple, Fabrizio et Gina se cherchent sur une place parmesane noire de monde au son de "Ricordati", une chanson populaire qui parle aussi d'une rencontre amoureuse. Ou bien, détachés par le cadrage et le montage, les mots inscrits sur une banderole ou un écriteau, commentent le sens de l'action dans le plan. Après la rencontre de Giulia et de son amant de passage, avant d'aller voir le film avec un ami, Fabrizio croise l'affiche en italien d'Une femme est une femme de Godard, dont le titre est segmenté en deux tronçons : La Donna/ E' Donna, à la manière de l'auteur d'À bout de souffle, en guise d'épilogue à cette infidélité. Une autre forme de collage relève des citations livresques comme lorsque Giulia lit un texte de Wilde, etc. Sans compter, encore Godard, l'insertion d'une saynète divertissante telle que Gina multipliant les essais de lunettes de fantaisie. Une soumission à des moyens extrinsèques qui, d'aller à l'encontre du principe de simplicité concentrant ses moyens, entraîne une déperdition de force. Et ne parlons pas du renfort musical extradiégétique avec même un thème attaché à chacun, comme si le son émanant de l'action était impuissant à rendre par lui-même la juste sensation. On imagine ce qu'aurait donné avec un simple froissement soyeux de la chemise de nuit, au lieu de flûte surplanante, le plan où Giulia se caresse un sein pendant qu'en parallèle dans son lit Fabrizio ramène sa main accompagnée caméra du hors-champ sous ceinture (coda à la flûte off). Au total les procédés de filmage surjouent la fraîcheur de ton. Ce qui, par un effet de dénégation, ne fait qu'accentuer le caractère fondamentalement sombre du résultat.
   Tout cela tend à réduire la dimension autobiographique assumée, en médiation hystérique d'une mauvaise conscience. Considéré parfois à tort comme la manifestation d'une conscience écologique avant la lettre, la scène de lamentation de Puck face à la perspective d'une destruction future de son paysage, en présence d'un peintre en train d'"immortaliser" le décor, est cautionnée par des inserts hyperesthétiques. Elle transpire aujourd'hui le ridicule plaintif du vieil esthète ruiné sur le point de perdre ses privilèges de propriétaire foncier.
   La forte prégnance du tracé de Giulia dans la disparate du film me paraît être l'expression insigne d'une crise personnelle qui ne parvient pas à se sublimer. Notamment par la culpabilité sexuelle, dont le cliché érotique est le symptôme en tant que forme de censure du véritable déchaînement érotique. Une censure sévissant par ailleurs dans la prédominance du discours littéraire selon le même mécanisme, la loquacité étant un frein à l'épanouissement de l'image-son. Bref, la culpabilité sexuelle, sorte de tenant-pour celle sociopolitique, s'indique surtout dans le relief particulier que prend la figure de Giulia, trop sensible et touchante pour être ramenée à ce rôle d'initiatrice des garçons de la famille. Rappelons qu'elle enlace Antonio, le jeune frère de Fabrizio qui, sans marquer nul étonnement, vient de surprendre leur baiser le jour de Pâques dans le salon et se laisse entraîner dans une danse corps à corps, comme s'il était naturellement le suivant. Le successeur désigné sur qui, justement, elle versera des larmes éperdues en le serrant dans ses bras au mariage de l'aîné.
   Et pourtant la suite de la filmographie, même si la production reste inégale, a montré qu'il pouvait s'agir d'un film prometteur. Et il se révèle tel pour autant qu'il se montre tout de même apte à se déployer selon des voies bousculant la droite voie résolutoire marquée par le mariage final. Que signifie par exemple l'absence de la mère dans cette même scène du salon succédant à la nuit d'amour dans l'imprimerie désaffectée ? Le matin de Pâques, le départ familial pour la messe est suspendu au réveil de Giulia et Fabrizio, qui dorment encore derrière les portes closes de chambres contiguës. Plus tard au salon, réclamée par le père, la mère est introuvable. "Où est ta maman ? - Elle a dû aller se reposer" répond Fabrizio. Après s'être étalée suggestivement sur la méridienne du salon familial, Giulia fait jouer le disque de la chanson "Vivere ancora", véritable déclaration d'amour ("...vivre seulement pour une heure, et pour une heure voir sur ton visage tout l'amour que j'ai pu te donner..."). Elle jette en plan serré des regards langoureux en direction de Fabrizio hors-champ. En très gros plan, ils dansent joue contre joue. Mais la caméra portée descend en plan serré sur le père qui jette un bref coup d'œil désapprobateur sur eux hors-champ, puis reprend, visage fermé, sa lecture du journal avant de se lever en annonçant "je vais me coucher, réveillez-moi à quatre heures". Retour aux danseurs flirtant ; la caméra portée descend de l'autre côté cadrer en plan serré la grand-mère endormie. Retour au couple s'embrassant à pleine bouche en très gros plan. Le jeu symétrique suggère le sommeil dénégateur voire la simulation. Ils ont couché ensemble dans la maison au su de tous, et les silences, ou les absences (la mère se repose, ou plus évasivement "a dû" le faire, le père va se coucher, la grand-mère semble dormir), sont chargés de violence contenue.
   On peut dire qu'ici la culpabilité sexuelle se convertit en textualité neutralisant le logos et l'égo. Sa virulence se portant intégralement sur l'univers fictionnel prend la valeur du coup d'éclat antibourgeois. Ce n'est pas pour rien que la chanson populaire, cette fois-ci, est intradiégétique. Elle présentifie le désir amoureux de Giulia, alors qu'extradiégétique, elle l'eût fait passer par le détour identificatoire du spectateur, antinomique à toute machinerie textuelle.
   Le textuel vs narratif, c'est ce qui ne saurait produire de résultat immédiat. Il présente donc une surface opaque différant toute résolution sémantique (différance) tout en diffusant un affect proche de l'humour sans le rire. Le plaisir textuel c'est de l'humour quiescent. Le ballet des autruches parentales est si fugace, qu'il ne se laisse pas pacifier par le rassurant déroulement narratif. Mais ce n'est que l'émergence scripturale d'un emportement édulcoré par le souci de trop vouloir complaire, qui ne parvient pas vraiment à s'accomplir comme singularité.
   Certes l'interposition de segments sans rapport direct décelable avec le propos courant tente d'y parvenir en ménageant des péripéties, tel l'épisode de la fillette de la tour succédant à la séquence où tante et neveu se livrent ensemble à une joyeuse complicité amoureuse non déclarée, en faisant du shopping dans les rues de Parme. Montée dans un arbre, puis appuyée sur le faîte du mur bordant la route où patiente Giulia pendant que Fabrizio rend visite à César, la petite Eveline déclare que cette route est le chemin des amoureux, puis entonne une comptine où, scandés par la formule anaphorique "On tourne la page et on voit...", défilent successivement des images juxtaposant des épisodes de plus en plus troubles : Lucia qui file le lin, Arlequin qui saute et qui danse, le papillon qui va sur les fleurs, le monsieur qui va par les routes, l'épée, les malades qui souffrent la mort, le docteur qui fait les ordonnances, le serpent qui mange les chatons, les enfants au milieu des gens, plus rien. Puis elle recommence en soulevant sa jupe alternativement. Ceci sur un rythme tétanique précipitant Giulia dans la panique. Il s'agit clairement d'une métaphore pessimiste du destin de la jeune femme. Il n'y manque que peu de chose pour la relier au récit, une mention telle que "Le destin de Giulia ressemble à cette comptine." On se trouve ramené à la logique narrative. Ce qui n'est pas le cas de la robe du soir de Giulia à l'opéra, qui affiche dans le dos nu de grossières bretelles noires croisées comme un épais stigmate sur la peau. Impossible de l'intégrer discursivement. Il y faudrait un véritable commentaire abstrait comme : cette robe disgracieuse dans un impressionnant décor dont l'issue en profondeur de champ est gardée par deux appariteurs de dos a une raison d'être renvoyant à une violence inaccessible directement. Ici, nous avons affaire à un élément erratique et discordant en tant que véritablement textuel. Tout comme l'existence d'un lien inattendu entre Eveline et Agostino qui, pour ses acrobaties cyclistes dans la rue de César sous les yeux de Fabrizio, surgit par un portail ouvert d'une propriété qui s'avérera après sa mort être celle où vit la fillette. Cela donne une étrange force à la tonalité inquiétante de la rencontre ultérieure de Giulia avec la fillette.
   Ce qui n'est pas le cas des inserts ou autres composantes isolées en rapport sensible avec l'action comme le socle du pylône plongeant dans l'étendue d'eau où s'est noyé Agustino et qu'un recadrage semble par une belle métaphore muer en tombeau monumental. Encore moins quand ils sont gratuits, comme ces plans alternés avec Clélia des figures médiévales sculptées de l'église où Fabrizio contemple sa fiancée, une dernière fois croit-il.
   En définitive on assiste à une certaine puissance de feu quelque peu contrariée par une ambition se cherchant un peu trop tous azimuts. 15/08/24
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