CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Jacques TATI
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Playtime Fr.-It. 1967 70 mm Eastmancolor 120’ ; R. J. Tati ; Sc. J. Tati et Jacques Lagrange ; Dial. angl. Art Buchwald ; Ph. Jean Badal et Andréas Winding ; Déc. Eugène Roman ; Mont. Gérard Pollicand ; Cost. Jacques Cottin ; M. Francis Lemarque, Dave Stein, James Campbell ; Pr.: Specta-Films (France), Jolly Films (Italie) ; Int.  Jacques Tati (M. Hulot), Barbara Dennek (Barbara), Jacqueline Lecomte (son amie), John Abbey (Mr Lacs), Henri Piccoli (le monsieur important), Reinhart Kolldehoff (le directeur allemand), Jacqueline Lecomte (l'amie de Barbara), Georges Montant (M. Giffard, chef de service), Yves Barsacq (Schneider), Michel Francini (le maître d'hôtel), Billy Kearns (M. Schultz), Rita Maiden (sa compagne), Yvette Ducreux (la vestiaire), Nicole Ray (la chanteuse), Léon Doyen (le portier de la société de Giffard), Tony Andal (le chasseur du Royal Garden), André Fouché (le gérant du Royal Garden), Georges Faye (l’architecte), Marie-Pierre Casey (la caissière).

   Un groupe d’Américaines débarque à Orly pour une visite parisienne de vingt-quatre heures organisée par « Economic Airline ». Une certaine Barbara se détache de la troupe volubile et bigarrée par sa tenue modeste et sa façon de se tenir un peu à l’écart fût-ce en compagnie d’une amie. Divers personnages remarquables paraissent dont un grand patron nabot, un faux Hulot, un touriste rondouillard, rase-motte aux airs de Droopy. Ils se recroiseront tous à un moment ou à un autre.
   Le groupe découvre un Paris tout verre, acier et béton, dont le moindre espace libre est occupé par des parkings et qui renie sa propre langue en faveur de l’anglo-américain. Les monuments du vieux Paris n’apparaissent que par le truchement de fugaces reflets capturés au hasard de portes de verre tournant sur leurs gonds. Parallèlement, M. Hulot prend anachroniquement un simple autobus vert de la RATP (le 73, Hôtel-de-Ville, Pont-de-Neuilly) – qui croise celui des Américaines - pour se rendre à un rendez-vous d’affaires avec Giffard, chef de service d’une grande société dans un immeuble ultramoderne.
   Il est accueilli par un vieux portier qui prévient Giffard de l'arrivée de son client en pianotant sur un tableau électronique compliqué. L'homme paraît puis reste insaisissable. Non seulement il est à tout moment appelé pour le service, mais Hulot a tendance à s’égarer dans les dédales absurdes d’une architecture conçue sur plans pour la gloriole. Le rendez-vous se résume alors à des chassés-croisés, compliqués par la multiplication des reflets et la confusion entre portes de verre ouvertes et fermées. Tant et si bien que Giffard courant après le reflet - non de Hulot mais d’un faux Hulot - se cognera violemment le nez à une porte de verre. Planté cependant face à une grande baie vitrée donnant sur l’extérieur en attendant que Giffard se libère d'un solliciteur, Hulot observe les Américaines descendant du bus d'Economic Airline.
   Celles-ci optent pour le « Strand », un salon des arts ménagers où l’on présente avec un sérieux professionnel les gadgets les plus futiles. Hulot se trouvera malgré lui dans ce même Strand où il a été précédé par un énième faux Hulot, fouineur indélicat, après lequel en a le directeur allemand d’une fabrique de portes silencieuses. Il prend à partie le vrai Hulot qui n’en peut mais. De colère le patron claque à toute volée la porte de démonstration, silencieuse bien entendu. Cependant le quiproquo est découvert et l’Allemand colérique ne sait comment se faire pardonner. C’est alors que Hulot croise Barbara attirée par le comique de la scène. En sortant du Strand, il est hélé au passage par le chauffeur d’un fourgon à l’enseigne du « Royal Garden », un ancien camarade de régiment. Il croise encore sans le savoir les Américaines dans une agence de voyage où se trouve également Lacs, un homme d'affaires américain bourré de tics, ayant eu affaire à Giffard en même temps que lui. La nuit tombée, Hulot tombe sur Schneider, encore un camarade de régiment, qui lui fait fièrement visiter son appartement de verre donnant sur rue, comme une vitrine. Le spectateur découvre que le logement contigu et symétrique est occupé par Giffard, rentré du travail avec un gros pansement au nez.
   La soirée touristique d’Economic Airline doit se dérouler au restaurant dansant, le Royal Garden, dont c’est l’inauguration, bien que les travaux ne soient pas tout à fait terminés. C’est là qu'est employé comme chasseur le copain de régiment du fourgon. Le gérant souffrant de migraine l'envoie à la pharmacie du drugstore, où justement Hulot mastique tristement un sandwich après avoir rencontré dans la rue Giffard promenant son chien. Le chasseur le ramène avec lui au Royal Garden.
   La deuxième moitié du film est consacrée à la soirée du restaurant, riche en péripéties qui sont autant de contretemps et de ratages. Se trouvent y participer Lacs et le directeur allemand, qui prend Hulot sous sa protection. Un riche Américain nommé Schultz se déchaîne, chauffe l’ambiance, invite tout le monde. Le lieu sélect du début se dévergonde pour s’achever en réunion à la bonne franquette mêlant clientèle en habit, ouvriers sur place et visiteurs extérieurs plus ou moins débraillés, entrés grâce à la porte de verre qui a volé en éclats à la suite d'une maladresse de Hulot.
   Au petit matin celui-ci repart avec Barbara. Il lui achète un cadeau dans un grand magasin. Mais la jeune touriste doit remonter dans le car et Hulot est coincé aux caisses. C’est un faux Hulot qui est chargé par le vrai de lui remettre le présent au moment où elle s’embarque. Un embouteillage à un rond-point se métamorphose en carrousel de foire. Ouvrant le paquet dans le bus, la voyageuse américaine y trouve un foulard parisien et un brin de muguet rappelant la forme des réverbères d’Orly.


   Une impeccable logique de l’espace-temps met un principe de lisibilité dans le foisonnement volontairement inextricable du plateau. C’est aux jointures du montage que peut se mesurer à quel point les changements de valeur du plan (axe, angle, échelle, lumière) ne reposent jamais sur une modification de champ, comme si le cadre prélevait du champ au sein d’une totalité cohérente. Autrement dit, le profilmique s’inscrit toujours dans un univers certes fictif mais rigoureux. On peut extrapoler avec certitude la succession des plans possibles en anticipant le devenir d'un plan donné. Si Schultz sort du champ, vous pouvez être certain de le retrouver au plan suivant sur la même trajectoire dans la masse mouvante de la foule du Royal Garden. Mais il s’agit le plus souvent d’une multiplicité d’actions simultanées raccordées. Comparativement, le plan-séquence, s’avérerait un procédé grossier, moins filmique que le montage de plans fixes, s’il n’était un moyen didactique pour mieux distinguer le détail par le mouvement d’approche, le gros plan étant ici exclu. Davantage, le Paris futuriste est sous-tendu par le traditionnel, qui n’apparaît pas seulement dans les petits métiers ou dans les types humains, mais aussi sous forme de reflets, et surtout de sons : celui du métro souterrain, voire du chant du coq pouvant rappeler aux vieux Parisiens l’époque d'avant la fièvre de spéculation immobilière où la limite entre la ville et la compagne restait encore indécise. Affirmation forte de réalité simulée donc, qui dans un premier temps crédibilise un monde déshumanisé, que soulignent des figures de la rigidité associées aux signes de la perte des repères.  
   Rigidité figurée quand les inversions d’axe au lieu de 180° se limitent à 90. Ce qui, grâce au format 70 mm, crée un effet de diptyque sur la base d’un même plan imaginaire frontal, illustrant l’idée de symétrie exacerbée, ou de géométrie rigide à l’instar de la trajectoire rectiligne rompue par des angles droits des personnages en déplacement. Tout cela s’accordant avec leur caractère d’automates de vitrine ainsi qu’avec le monochromatisme tendant vers le gris moyen du décor. La perte des repères est liée à la symétrie du reflet spéculaire omniprésent dans ce décor de verre qui engendrent des doubles incompréhensibles allant jusqu’à s’incarner dans des sosies. Pire ! On ne sait plus faire la différence entre reflet et réalité, entre la paroi de verre et l’espace libre. Le nez de Giffard en fait la cruelle expérience, et le chasseur du Royal Garden tire à profit la confusion des matières transparentes pour simuler une porte de verre à l’aide de la seule poignée maintenue dans le vide à bonne hauteur et translatée selon la trajectoire curviligne du débattement de la porte absente.
   Perte des repères que le comique subséquent rattache aux phases précognitives de l’ontogenèse. Au centre du labyrinthe des blocs-bureaux alignés et séparés par des allées se tient une hôtesse face caméra dans une cage de verre à laquelle Hulot se trouve soudain confronté au débouché d’une allée. Mais ayant, après une boucle indécise, emprunté une allée perpendiculaire à la précédente il se retrouve une seconde fois face à l’hôtesse, sans savoir qu’elle a pivoté de 90° sur son siège. Ce qui peut aussi faire croire à une image à deux dimensions, sans profil, un reflet spéculaire. Les mouvements de tête de ladite hôtesse qui s’adressent par automatisme à son correspondant téléphonique, fausses réponses aux civilités muettes de Hulot, ne font que souligner la perversion cognitive.
   Logique précognitive donc, supposant un point de vue étranger aux intérêts du monde adulte, de portée critique pour autant qu’il propose au spectateur une mise en perspective dont tire profit la faculté de juger adulte, ce qu’on a coutume d’appeler caricature. Les portraits photographiques des patrons décorant les murs de la salle d’attente de la société sont en noir et blanc, mais la rosette de la légion d’honneur des revers est bien rouge. Forme typique de la perception archaïque privilégiant en le grossissant le point névralgique dans le champ de vision. Le spectateur est alors rendu sensible à la dérision d’une haute distinction honorifique réduite à la fonction d’insigne à usage interne. L’universel se range naïvement sous le particulier comme pour les enfants, les ignorants et les abrutis.
   Surtout, c’est par des moyens filmiques que les sens du spectateur s’aiguisent. Une caricature remarquable est celle de la première apparition de Giffard. En plan fixe, un couloir dans l’axe de la caméra en profondeur de champ accentuée par le 70 mm. D’abord bruit de tic-tac rythmé. Puis surgit venant du fond à gauche une silhouette face-caméra qui grandit au rythme implacable de ce tic-tac provenant de talons ferrés, comme d'une montre, de sa propre montre-bracelet sans doute, consultée à tout moment par la suite. L'homme s'avance selon une trajectoire rectiligne jusqu’à devenir Giffard qui stoppe puis pivote gauche-cadre vers Hulot. Durée : quarante-cinq secondes, ce qui est plus de trois fois supérieur à la durée moyenne des plans fixes dans ce film. Giffard n’est pas seulement une sorte d’automate comme phénomène de champ. C’est une caricature critique par démesure.
   Cependant ce monde déshumanisé implicitement dénoncé par la posture critique n’est pas fermé au devenir. Sur la base de sa double valeur, réelle et symbolique, en s'anéantissant, la porte de verre du Royal Garden laisse entrer avec l’air et, progressivement, avec la couleur, une diversité sociale grosse de possibles. Mais c’est sans doute le monde précognitif au principe de la caricature qui contient en puissance les moyens d’un futur humanisé. Le monde stéréotypé des touristes, du Strand, de la société de Giffard et celui de la clientèle huppée du Royal Garden, recèlent des ressources insoupçonnés : celles qui se manifestent par les dysfonctionnements, les anomalies ou les détournements de sens.
   Alors qu’un serveur mime pour les clients le nappage du turbot qu’ils s’apprêtent à déguster, un garçon à l’arrière-plan encolle du même geste la dalle récalcitrante avant de la remettre en place. L’identité des choses est sujette à des déplacements qui sont comme des échappées hors de l’ordre admis. La vitre basculante qui à la fin transforme le car touristique en grande roue de fête foraine correspond à l’émancipation du reflet spéculaire de la vitre fixe niant l’altérité. C’est l’effondrement du décor du Royal Garden par la faute de Hulot, encore une fois, qui inspire à Schultz l’idée d’instituer une zone séparée délimitée par les débris arrachés au plafond, où l’on s’amuse vraiment. La maquette d’avion, qui s’amollit et s’affaisse par l’excès de chaleur mais que l’enclenchement de la climatisation redresse, va jusqu’à remettre en question les lois de la physique : tout devient possible.
   D’abord confinés dans la coulisse par le gérant et le maître d’hôtel, les ouvriers finissent par trinquer avec les convives, et des inconnus de toute espèce se mêlent aux fêtards stéréotypés en habit. Hulot, rattrapé par Schultz après avoir tenté de fuir, a osé rêver durant quelques heures une idylle intercontinentale. La musique se fait enfin musette et Paris redevient Paname, tandis que les couleurs se libèrent totalement dans le décor... On a compris en tout cas que si l'art était difficile à définir, on peut à tout le moins y reconnaître la réalité d'un travail prométhéen. 05/04/10
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