CINÉMATOGRAPHE 

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Darren ARONOFSKI
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Pi USA VF N&B 1998 85' ; Prix de la mise en scène, Sundance 1998 ; R., Sc. D. Aronofsky, d'après D. Aronofsky, Sean Gullette, Eric Watson ; Ph. Matthew Libatique ; Mont. Oren Sarch ; M. Clint Mansell/Kronos Quartet ; Pr. Eric Watson ; Int. Sean Gullette, Mark Margolis, Ben Shenkman, Pamela Hart.

   Tourné en vingt-huit jours, en 16 mm noir et blanc "Reverseal" (procédé qui, ne combinant pas noir et blanc, élimine le gris) et monté en un an avec un budget bricolé de soixante mille dollars, ce film remporte un beau succès mérité, ce qui n'exclut pas l'effet de mode.

   Jeune mathématicien sujet à des crises de migraine aiguës depuis qu'à six ans il fixa du regard le soleil, Max Cohen est sur le point de découvrir l'équation de l'univers, susceptible de tout prévoir, depuis les phénomènes naturels jusqu'aux cours de la bourse. Les calculs requièrent toute la puissance de son ordinateur surgonflé. Mais après une sorte d'affolement, les chiffres de l'opération en cours se dissolvent à chaque fois par la néantisation de l'image transformée en aveuglante lumière, comme par un court-circuit simultané des synapses corticales du jeune savant directement branchées sur les circuits électroniques.
   L'esprit alerté par une remarque du Juif orthodoxe Lenni Mayer rencontré dans un 
bar, le protagoniste décèle de troublantes corrélations avec les formules hébraïques de la Torah, d'où émerge un algorithme (correspondant au nom de Dieu selon les juifs orthodoxes) qui s'applique exactement aux bugs de son ordinateur. Les Juifs orthodoxes de Mayer ainsi qu'un important groupe financier à l'affût de ce dont accouchera ce cerveau hyperdopé à l'énergie photonique, tentent chacun de lui faire cracher la formule. Dans la hantise, concrétisée à l'écran, qu'on lui arrache le cerveau, Max répond pourtant que l'argent ne l'intéresse pas, et il tient tête aux Hassidim en affirmant avoir vu Dieu, lui, par le truchement des mathématiques.
   Son ancien professeur et 
ami le modère, lui conseillant de se détendre, mais ses motifs sont ambigus : n'a-t-il pas lui-même échoué dans cette voie ? L'ultime stade de la quête survoltée de Max - toujours entrecoupée de crises de migraine que n'apaise nulle médication - est la métamorphose cybernétique du cortex, dont les symptômes transparaissent sous la peau du crâne, qu'il rasera pour mieux en guetter les manifestations. Symétriquement, son superordinateur présente des symptômes biologiques : il génère des fourmis et laisse filtrer des gémissements érotiques féminins. Max est maintenant dépassé par la machine qui renâcle et frémit. Il la détruit dans un accès de rage puis met fin à ses souffrances en perforant sa tempe au moyen d'une perceuse. Indemne et délivré de ses dons, Max n'a plus qu'à passer son temps les yeux levés à contempler des feuillages agités d'un souffle d'air léger, ce qui est nettement plus reposant que de les mathématiser.

   Le charme de ce film repose sur un jeu formel qui transcende toute représentation
(1) sémantique, où semble se faire et se défaire indéfiniment un insoluble rébus à l'image du questionnement du héros. Sous la forme de séquences que scandent les images récurrentes de la crise, des signes et graphes mathématiques, des caractères hébraïques, voire des configurations de composants dans lesquelles se retrouve la morphologie de la fourmi, se croisent et dialoguent avec les fascinantes modulations de la musique auxiliaire techno-mystique.
   Derrière la figure du savant fou, au milieu d'un abominable échafaudage informatique saturant les trois dimensions selon la tradition des laboratoires dans les films
fantastiques, se développe dans l'abstraction binaire du noir et du blanc symétriques, un univers merveilleux et pervers où se confondent réel et virtuel, homme et machine, science et mystique. Les images s'ordonnent en un petit nombre de séries chacune déterminée par une formule comme si le thème du film s'illustrait dans la fabrication de ses images.
   Trois séries sont parfaitement repérables. Celle des quadrillages (comptant les listes de chiffres ou de mots ou les quadrillages du jeu de go, du papier millimétré, des carreaux de faïence des murs ou de grillages divers), celle des écritures (les symboles mathématiques, l'hébreux et les idéogrammes orientaux, mais aussi leur transposition physique en fourmis et composants
électroniques) ou encore sous forme de spirales.
   C'est donc, grâce à ce fabuleux travail du montage, le virtuel qui l'emporte, remettant en question l'apparente morale de l'histoire. Si tout cela n'est que le produit d'un jeu, alors le personnage et son apaisement final sont tout aussi virtuels. Le film se refuse à énoncer une quelconque morale. C'est en cela que se légitime l'esthétique sans profondeur de la page ou du clip travaillant l'image. À chacun de prendre la distance convenable avec un monde déréalisé qui fascine autant qu'il détruit : celui de l'exacerbation technologique pour elle-même, l'obsession de la formule miracle relevant d'une fausse conscience, narcissique et mégalomaniaque. 28/02/03
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