Carl Theodor DREYER
Liste auteursLa Passion de Jeanne d'Arc Fr. Muet N&B 1928 110' ; R., Sc. C. T. Dreyer, d'après Joseph Delteil ; Ph. Rudolf Maté ; Déc. Hermann Warm, Jean Hugo ; Cost. Valentine Hugo ; Pr. Société générale de films ; Int. Renée Falconetti (Jeanne), Eugène Silvain (Cauchon), André Berley (Jean d'Estivet), Maurice Schutz (Nicolas Loyseleur), Louis Ravet (Jean Beaupère), Antonin Artaud (Jean Massieu), Michel Simon (un juge) (version originale reconstituée en 1985 d'après une copie retrouvée au Danemark en 1981).
La figure de Jeanne face à ses juges traduit la foi et la souffrance sur un mode expressionniste qui avait déplu à Bresson. Ce qui est pourtant rigoureusement cohérent avec les extravagances expressives et compositionnelles de l'œuvre dans son ensemble. Les gros et très gros plans, en surlignant la géographie des visages dont le jeu accentué n'exclut pas la fantaisie la plus échevelée, constituent à eux seuls une part importante du récit. Le caractère désinvolte, condescendant, moqueur et rusé du tribunal est le complément outrancier nécessaire au jeu de Falconetti. Y répond un cadrage à pesanteur multidirectionnelle exprimant la folie d'un monde politico-religieux qui vomit ses propres forces vives. Les distorsions spatiales par le système outrancier des plongées et contre-plongées font du vertige l'ordinaire de ce monde renversé. Par un basculement de la caméra, c'est la tête en bas que la garde se dirige vers le lieu du supplice. L'émeute finale est filmée du sol, en contre-plongée abrupte.
En réalité l'espace représenté, si on pouvait le reconstituer, pourrait se dire lobachevskien, la posture des personnages n'étant jamais ordonnée aux axes rationnels définis par les bords du cadre. C'est la logique de l'image qui l'emporte sur la cognition. En découlent ces fonds uniformes, généralement blancs, rongeant l'action, qui est rejetée sur les pourtours. Le fond blanc reste la référence substantielle des éléments de l'image distribués selon une gamme étendue de blancs cassés. Combiné à l'éclairage dilatant de lumière mystique le visage de Jeanne ou le nimbant à l'état quasi-immatériel dans la fournaise du bûcher, il manifeste le monde du sacré, auquel renvoie également l'abstraction des décors de ce monde-ci.
Mais ce n'est jamais simpliste. Des détails insolites tels, à l'arrière-plan, l'individu sur une balançoire surpendue à un portique qui pourrait être un échafaud, un homme sur échasses, un spectateur chaussé de lunettes modernes (Dreyer a fait remarquer que de telles lunettes existaient au moyen-âge, ce qui n'empêche l'impression d'anachronisme) ou un cul-de-jatte avide du spectacle, maintiennent l'univers du récit au seuil du burlesque, c'est-à-dire à une limite extrême qui peut aussi bien cotoyer le tragique. La scène où l'on rase les cheveux de Jeanne est montée en alternance avec des figures de foire (contorsionnistes, acrobates). Mais l'ombre du balai qui rassemble les mèches coupées a forme de faux.
Tout cela distribué dans une composition implacable et tournoyante comme les flammes finales : on comprend quasi-commotionnellement pourquoi l'œuvre perdure. 24/04/01 (voir également "Dreyer et Bresson" in D.W., Procès de Jeanne d'Arc, L'Harmattan, 2014, pp. 95-99) Retour titres