CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Asghar FARHADI
Liste auteurs

Le Passé (Gozashte) Fr. 2013 130' ; R., Sc. A. Farhadi ;  Ph. Mahmoud Kalari ;  Mont. Juliette Welfiling ; Déc. Claude Lenoir ; M. Evgueni Galperine ; Pr. Memento Films Production, France 3 Cinéma ; Int. Bérénice Béjo (Marie Brisson), Tahar Rahim (Samir, son compagnon), Elyes Aguis (Fouad, son fils), Ali Mosaffa (Ahmad, Iranien, ex-époux de Marie), Pauline Burlet (Lucie, fille aînée de Marie), Jeanne Jestin (Léa, sa fille cadette), Sabrina Ouazani (Naïma, l'employée du pressing de Samir), Babak Karimi (Shahryar, restaurateur iranien ami d'Ahmad et de Marie), Valeria Cavalli (son épouse).

   Après quatre ans en Iran Ahmad revient en France pour finaliser son divorce avec Marie qui veut se remarier avec Samir, dont elle est enceinte. Celui-ci pourtant toujours l'époux de Céline, dans le coma à la suite d'une tentative de suicide due, croit-on, étant dépressive, à une altercation avec une cliente de leur pressing à propos d'une tache sur une robe. Marie préfère héberger Ahmed plutôt que de lui réserver une chambre d'hôtel comme il le souhaitait, obligeant Samir à retourner chez lui. Elle désire que son ex intervienne auprès de Lucie, sa fille aînée d'un autre lit, qui se montre invivable depuis que Samir vit avec elles. Ahmad apprend de la bouche de son ex belle-fille qu'elle ne supporte plus les hommes qui s'installent pour repartir au bout d'un certain temps. Samir ne fait pas exception à ses yeux. L'adolescente finit par avouer que la veille du suicide elle avait transféré à Céline tous les mails intimes de sa mère et de Samir, ayant obtenu son adresse mail en l'appelant au pressing. Ahmad l'amène à en faire l'aveu à sa mère, qui transmet à Samir. Celui-ci réalise que son employée Naïma s'était fait passer au téléphone pour sa patronne, dont elle avait divulgué l'adresse mail. Naïma se défend au motif que, soupçonnant une relation entre elle et Samir, Céline la persécutait et qu'elle avait elle-même taché la robe. L'employée pensait ainsi mettre fin aux soupçons. Elle est congédiée et le divorce étant prononcé, Ahmad retourne en Iran. Samir tente sur sa femme un test d'odorat en lui faisant respirer un de ses parfums. "Si tu reconnais ce parfum lui souffle-t-il serre-moi la main."  Et la comateuse lui serre la main.

  
    Le récit s'agence en une succession d'énigmes se dévoilant peu à peu sans vraiment se dénouer au final. Pourquoi Marie s'est-elle arrangée pour héberger Ahmad ? Il semble même prendre la place de Samir tant les gestes de l'ancienne vie commune reprennent naturellement leurs droits. Par un réflexe de coquetterie à la vue de l'Iranien
à l'aéroport Marie enlève le pansement de contention de son poignet blessé. Il y a tout de suite une intimité. C'est lui qui passe les vitesses pour qu'elle ne souffre pas en conduisant. Bientôt le voilà lui-même au volant. Marie a d'ailleurs caché qu'elle refaisait sa vie avec un homme marié dont la femme était dans le coma, le propriétaire de la voiture, qu'elle disait évasivement avoir empruntée. Ahmad n'apprend sa grossesse qu'à l'arrivée au tribunal civil pour le divorce. La tache sur la robe et le transfert des mails sont des informations qui surgissent au fil du récit. Aucune n'est déterminante pour lever les doutes. Le passé sur lequel, sans aucun flash-back, on se retourne est encombré telle la remise, en chantier tout comme la maison. Le présent à plus forte raison : Ahmad vient d'Iran pour permettre à Marie d'épouser un homme qu'elle ne peut épouser. Samir révèle même que la grossesse est un accident, alors que Marie la prétend preuve d'amour. Tout est ambiguïté, refus de trancher. Le portable de Marie sonne deux fois pendant l'audience du tribunal. "Il faut vraiment couper" lui enjoint la greffière. Les mêmes mots qu'Ahmad s'entend dire, mais au propre, par son ami le restaurateur Shahryar. Il faut construire dans cette mélasse, tel Samir repeignant la maison alors que ses yeux sont allergiques à la peinture. "Faut changer d'métier" lui balance un livreur, remarque dont la portée dépasse le côté anecdotique. C'est tellement problématique que la scène finale ouvre un nouveau chantier. Il est vain à Samir d'installer dans la maison une série de luminaires acquis dans une brocante pour y voir plus clair. Le veut-il vraiment quand il va, sous la pluie, éteindre dans la remise laissée allumée par Ahmad ? D'autant plus compliqué qu'on est constamment en butte aux cachoteries, aux mensonges par omission ou non, aux tergiversations, aux doutes, aux voltes-face. Le téléphone même, les mails sont trompeurs. Ce qui amène la suspicion et l'immixtion : Lucie lit les mails de sa mère. Les petits fouillent dans la valise d'Ahmad. "Il y a une fuite" constate Ahmad après avoir débouché l'évier. À quoi Samir ajoute "il faut changer le joint" (l'union, la liaison ?). Marie accuse d'ailleurs celui-ci d'être coincé entre sa femme et elle. Elle-même s'accommode fort bien de la cohabitation avec son ex, qui fait les courses, cuisine, débouche la tuyauterie (métaphore bien connue) et s'occupe des enfants. Au point qu'à certains moments Samir semble de trop. Marie doit s'excuser de s'être énervée contre son fils Fouad pour la première fois. Il devra vider les lieux pour un temps indéterminé ("Vaut mieux qu'on n'habite plus là quelque temps" constate-t-il) avec Fouad alors qu'Ahmad est toujours là après moult faux départs. 
   La communication est toujours problématique. Les personnages parfois se parlent de part et d'autre d'un panneau vitré, ou se tiennent derrière une vitre au point de vue d'un observateur, ou bien encore en plongée aiguë du premier étage. Il reste toujours une tache, que ce soit la flaque de la peinture renversée par Fouad ou la buée sur le pare-brise. Toutes deux essuyées par Ahmad qui, venant de loin, est peut-être censé avoir un peu plus de discernement que les autres. Marie prétend avoir informé Ahmad par mail qu'elle était en couple. "Il doit toujours être dans ta boîte mail" réplique l'ancien mari qui ne s'en laisse pas conter. Mais ce ne sera pas vérifié. 

   On ne s'éloigne pas sans rebrousser chemin. Marie, qui n'a pas osé dévoiler à Samir le secret des mails transmis par Lucie, dévale l'escalier en partant puis se ravise et remonte chez lui. À l'hôpital, Samir revient dans la chambre avec les parfums après s'être éloigné dans le couloir. Les comportements sont empoissés de culpabilité. Que de pardons proférés ! La tache ! Ne serait-ce pas cette grossesse accidentelle qui voudrait précipiter la résolution d'un tel imbroglio, qu'elle contribue à compliquer davantage ? C'est après avoir entendu vagir un nourrisson que Marie rebrousse chemin dans l'escalier de Samir. Fouad enfermé dans sa chambre par Marie shoote dans un gros baigneur, et une femme avec une poussette croise Ahmad dans l'étonnante séquence d'explication entre père et fils sur le quai du métro, à laquelle succède le plan de Naïma montrant la tache. Elle la prétend faite à dessein contre elle par Céline qui se doutait d'un adultère mais avec elle. "Elle l'a mise [la robe] sur le trottoir" rapporte l'employée, suggérant par cette équivoque une infamie. Pourtant ce peut être une fausse piste de la fiction, cette science du mensonge. Nul n'est innocent : "excuse-moi, j'ai les mains sales" dit Ahmad qui a débouché l'évier avant de serrer la main à Samir. Toutes ces demandes de pardon auraient même pu s'adresser à la morte, si celle-ci n'avait pas été impliquée dans cette inflation du pardon à refuser de s'excuser pour la tache auprès de la cliente. Quoi qu'il en soit, c'est sans doute cette extrême sensibilité aux arythmies de l'existence qui fait la richesse du film.
   Farhadi est un maître en dramaturgie filmique, grand directeur d'acteur, véritable artiste de l'infinitésimal, voire du degré zéro (surtout avec Pauline Burlet et Tahar Rahim), ennemi de la surenchère expressive. Il use aussi remarquablement, on l'a vu, du décor et des accessoires. Qu'en est-il de l'économie filmique elle-même ? Cadre, montage, et son ?
   La critique a souvent été gênée par des longueurs. Ne serait-ce pas en raison de la stricte soumission, peu économique, du montage, du cadrage et des mouvements d'appareil au script ? Ce qui n'empêche certaines fulgurances, redevables surtout au montage-son. Le son donne à l'espace une profondeur substantielle quand il y a un second plan-son. Par ex., dans la scène entre les amants, Ahmad étant au téléphone hors-champ. Mais surtout si un son adventice, sans aucun lien narratif, se combine avec l'image, dans une logique d'écriture donc, émancipée de l'attraction sémantique, ouvrant de multiples connexions énigmatiques
.
   Deux exemples remarquables. 
À 51', Samir et Marie rapportent en voiture les luminaires, qui tintinnabulent à qui mieux-mieux. Par l'effet d'un arrêt au feu rouge les tintements s'espacent comme pour s'adapter à la scène en contrepoint rythmique. Plongée serrée sur la main de Marie posée sur celle de Samir tenant le levier de vitesse. Elle le caresse du pouce. Ding ! Ding! Plan serré sur son visage à lui, impénétrable, tourné vers elle. Ding ! Ding ! Changement de plan à 180 degrés sur elle les yeux fermés. Soudain le ronflement croissant puis décroissant d'un scooter les doublant à droite en brûlant le feu rouge rompt l'enchantement. Ding ! Retour sur lui, par changement de plan, regard identique vers elle (ding !) puis devant lui. Retour, par changement de plan, au levier manœuvré pour démarrer sans égard à Marie, contrainte de retirer sa main. Ce qu'on en retient en tout cas est un moment de paix intense, presque surnaturelle, mais précaire, tributaire d'un indécidable. Que cache cet adorable visage ? Ce geste tendre, que ne doit-il pas au désarroi ou à la culpabilité ? Cet amour manifeste est-il à la mesure du poids de l'épreuve et des suites à venir, semble penser Samir. Et même si la beauté de la séquence ne laisse aucun doute au spectateur en tant que digne de l'authenticité du sentiment amoureux, cela ne reste pourtant vrai que relativement à ce moment-là. C'est un événement et non l'énoncé d'une vérité.
   Dans ce premier exemple, la caméra était réduite à la fonction cognitive. Le deuxième est encore plus fort, car il joue à la fois sur le cadrage et sur le son. À 74' dans la cuisine, Marie en larmes étreint Samir qui a décidé de rentrer chez lui avec Fouad eu égard à la défiance de Lucie. Sous les yeux de Fouad, 
fragile témoin donc sensible médiation se glissant partout, elle s'arrache à lui quand il annonce le départ et s'affaire nerveusement dans la cuisine dos-caméra, à contre-jour, sanglotant. S'enfle alors en intensité off par anticipation le souffle du métro, la caméra revenant à Marie toujours dos-caméra à contre-jour après avoir cadré le père s'éloignant en dévalant les marches de l'escalier, le fils observant encore Marie en contrechamp. Cut. Voilà abruptement Samir et Fouad assis dans le métro dont on a entendu le son croître en prolepse. Énorme ellipse, escamotant le RER intermédiaire, par ce raccord-son bouleversant qui dramatise la séparation par son omniprésence. Le métro s'arrête Porte des Lilas. Samir descend dos-camera cadré-épaules de sorte que Fouad est rejeté hors-champ. "Allez Fouad on y va !" Il sort, croise une fille téléphonant (métonymie du traumatisme) et réalise que Fouad ne l'a pas suivi. Il fonce à l'intérieur en même temps qu'une femme croisée avec une poussette (encore une métonymie dramaturgique) et ramène de force son fils. Sur le quai, explication où s'exprime le désarroi de l'enfant, qui finit par demander pardon à son père.
   La scène est délicieusement amère et pathétique non pas essentiellement pour les raisons thématiques qui pourtant sont fortes (le coma, les complications de la recomposition familiale), ni même pour le jeu du petit Elyes Aguis face à un Tahar Rahim non moins remarquable de justesse, mais pour l'économie du cadre et du son, à introduire un tiers à la fois invisible et omniprésent : le métro. Toute la séquence du quai se déroule dans un suspens de la durée dû à l'intense activité rythmique du son (ventilateurs, avertisseur de fermeture, claquement des portières, démarrage) et visuelle (dans les contrechamps sur Samir penché sur Fouad appuyé contre le mur carrelé) d'arrière-plan. Le départ de la rame qu'il viennent de quitter semble interminable. Au bout d'une minute arrive déjà la suivante qui reste à quai pendant 1'45", et la séquence s'achève par un claquement de portières. Le temps s'est fait oublier en se dérivant sur une action secondaire, mettant en flottement hallucinatoire l'action principale
11/09/18 Retour titre