CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Jean-Luc GODARD
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One plus one GB  VO Eastmancolor 1968 100' ; R., Sc., J.-L. Godard ; Ph. Anthony B. Richmond ; Pr. Michael Pearson et Iain Quarrier/Cupid Productions ; Int. Rolling Stones, Anne Wiazemsky (Eve Democracy), Iain Quarrier (le libraire), Frankie Dymon (un militant Black Power). 

   À Londres, plusieurs actions sans lien logique aucun entre elles se croisent par alternance (plans séquence) ou superposition (sons). La préparation en studio d’un album par les Rolling Stones, qui répètent « Sympathy for the Devil » ; les actions militantes dans un cimetière de voitures d’un groupe de Noirs se réclamant du Black Power, qui lisent des textes engagés ou abattent des jeunes femmes en chemise blanche, sont interviewés ; une femme dont on ne distingue pas le visage traçant des slogans politiques sur tout support de rue (voitures, palissades, parapets, murs), sans doute Eve Democracy elle-même, interviewée un moment par une équipe de journal télévisé ; un libraire fasciste lisant à haute voix Mein Kampf, au milieu des revues porno, dont les clients lui font le salut nazi avant de gifler deux Hippies détenus là, partisans du FLN et de la paix au Viêtnam ; la lecture off enfin d’un roman politico-pornographique mettant en scène les grands de ce monde. Au final, Eve Democracy succombant à des blessures par balles fascistes est déposée sur le bras d’une grue de cinéma entre un fanion noir et un rouge. Chargé du corps romantiquement abandonné le bras s’élève et décrit sur le ciel d’élégantes arabesques tandis que claque au vent l'étoffe des drapeaux.

   Les plans séquences sont séparés par des cartons-titres peints dans un jeu de couleurs proposant des cryptogrammes. Le traitement de la couleur en général repose sur un jeu de correspondances et de contrastes.  
   Tout se ramène au montage au sens large, englobant l'effet montage, défini comme collage d’éléments hétérogènes. Que ce soit par l’alternance des plans-séquences du studio, du cimetière de voitures, de l’interview d’Eve et de la librairie fasciste, entrecoupés du tracé à la peinture de slogans politiques, ou de la superposition exacte ou décalée dans la bande son de la voix off, de la musique des Stones en répétition, des lectures à haute voix des Noirs enregistrées en partie dans un micro, de Mein Kampf déclamé par le libraire et du roman politico-porno, voire quand le sifflement d’un réacteur d’avion coïncide avec une déclaration politique.
Sans oublier la collusion de la pornographie et du fascisme, le jeu sur les textes écrits, formant montage lettriste (un carton donne par exemple à lire "Love" en rouge dans "All about Eve" en lettres noires, disposé verticalement, et d'ailleurs l'agencement des teintes en général stimule les associations), ni les mots-valises des slogans comme freudemocracy, cinemarxisme ou sovietcong, ni même l'intertextualité, comme dans "sous les pavés les Stones".
   Se pose alors la question : comment advient le sens à la juxtaposition hétérogène, tout en sachant qu’elle n’est pas vraiment hétérogène, de ce qu’elle ramène globalement à l’air du temps.
   La première réponse est qu’il incombe au spectateur de construire les liens. On a pu dire par exemple qu’il s’agissait d’une critique de la musique des Stones en tant qu’appartenant, malgré sa dette envers les Noirs, au système de la consommation occidentale. Cette lecture sonne juste, sans tenir compte du fait que les répétitions sont filmées avec beaucoup de soin et d’attention, de façon à montrer le travail musical et l’évolution des interprétations au fil du temps, marquée par les changements de tenue.
   Bien que cela ne soit pas non plus significatif, à prendre en compte une caméra qui, dans un jeu distancié de trajectoires scandées par les pauses successives sur les musiciens et revenant sur elle-mêmes en sens inverse, ne semble pas bien comprendre ce qu’elle enregistre. En face cependant, le filmage des Noirs n’exclut pas un certain côté infantile de la révolution armée. La légèreté de ton de l’interview d’Eve Democracy, de même, ne permet pas de déceler un discours porteur de message, ce qui confère à ce nom mythique un ton d’ironie… Ironie qui culmine dans le trop joli plan tenant lieu à Eve Democracy de cérémonie funèbre, etc.
On ne peut donc même pas dire que le film prenne parti politiquement. Democratie entre anarchie et révolution, c'est une utopie.
   En bref tout est bien plutôt fait pour maintenir les écarts entre les éléments et empêcher le jugement. Air du temps certes, mais dans la prédominance d’un jeu léger illimité, confirmé par le ton canularesque, qui suspend toute possibilité de cohérence inférentielle.
   Une rhétorique folle (au sens de poulie folle) exacerbe donc le rôle du montage. C’est prêter à ce dernier un pouvoir exorbitant. La rhétorique ne saurait tenir lieu de poésie. L’intention est louable qui est censée porter le spectateur à réfléchir, à être partie prenante de la construction. Il y manque pourtant le stimulant capable de susciter des liens nouveaux. On en est réduit à toujours repasser par les mêmes circuits, limités à la platitude potachière. C'est l'écart métaphorique même qui devrait questionner. Il lui faudrait pour cela pointer un enjeu spirituel qui ne s'y trouve point. 7/09/10
 
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