CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Christian PETZOLD
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Ondine All., Fr. (Undine) 2020 90' ; R., Sc. Christian Petzold, d'apr. la nouvelle "Ondine s'en va" d'Ingeborg Bachman ; Ph. Hans Fromm; Mont. Bettina Böhler ; Son Andreas Mücke-Niesykta ; Déc. Merlin Örtner, Tom Hecker ; M. Alessandro Marcello, transcrit pour le piano par Bach ; Pr. Les Films du Losange ; Int. Paula Beer (Ondine Wibeau), Franz Rogowski (Christoph), Maryam Zaree (Fonika), Jacob Matschenz (Johannes).

   Historienne de l’urbanisme berlinois, Ondine avertit son compagnon Johannes qu’elle devra le tuer s’il ne l’attend pas au café après sa conférence dans la salle des maquettes du bureau de l'urbanisme et du logement du Sénat, de l’autre côté de la rue. À son retour la table est vide. Un aquarium par accident brisé la laisse baigner dans l’élément liquide répandu sur le sol du même café aux côtés d'un inconnu descendu la féliciter pour sa conférence et qu’elle a sauvé des lourds éclats de verre en le tirant à elle. Coup de foudre entre Ondine et Christoph.
   Celui-ci répare comme plongeur industriel la turbine d’un barrage sur les fondations duquel il découvre le nom Ondine ponctué d'un cœur, tandis qu’un énorme silure lui rend visite. Il y amène Ondine, mais le temps de lui lâcher la main pour désigner l'inscription, déportée, elle perd son masque, ses palmes et sa lampe. Christoph la voit un court instant s'éloigner accrochée au silure avant de la retrouver flottant inanimée. Le scaphandrier la sauve en la soumettant aux gestes de réanimation après l'avoir remontée inerte. Un jour sur le quai du train il lui offre, récupérée de l’aquarium brisé, une statuette de scaphandrier, dont elle sera amenée plus tard à recoller une jambe après l'avoir brisée par inadvertance.
   Cependant, à la suite d’un échec amoureux avec une autre, Johannes propose à celle qu’il a larguée de renouer. Elle le plante là et lui tourne le dos sans un mot. Le soir même Christoph, qui dit avoir assisté à cette rencontre, lui fait au téléphone d'amers reproches. Impossible ensuite de le joindre.
   Au matin, Ondine en alarme prend le train pour le lac du barrage, où s'avère que le plongeur a été victime d’un grave accident, coincé douze minutes sans oxygène par la jambe dans la turbine. À l’hôpital elle trouve Christoph en état de mort cérébrale. Monika, l'assistante de plongée à son chevet, l'informe qu'il a été remonté inconscient en début d'après-midi, donc bien avant l’appel téléphonique.
   Lui resteront deux choses à faire. Se glisser chez Johannes à l’heure du soir où il s’entraîne dans sa piscine. Tout habillée sans se faire voir elle y entre et le noie. Puis s’immerger à jamais dans le lac. Ce qu'elle exécute. Contre toute attente, Christoph se réveille brusquement en hurlant le nom d'Ondine, qu’il cherchera en vain dans tout Berlin.
   Deux ans plus tard, en couple avec Monika enceinte de lui, Christoph croit lors d’une opération de plongée avoir vu Ondine poser sa main sur la sienne. Bien qu’il n’y en ait nulle trace sur la vidéo qui enregistre les interventions, il y retourne en pleine nuit, sans matériel. Le fantôme aquatique d’Ondine le rejoint et lui remet la statuette. Christoph retourne à Monika qui a assisté désespérée à son immersion nocturne. Le film se clôt par l'immersion en volet bas-haut du paysage nocturne.


      Le thème découle, par-delà les textes invoqués, de la légende alsacienne du chevalier condamné à cesser de respirer s'il trompe sa bien-aimée Ondine. Dans la nouvelle d'Ingeborg Bachman citée comme source, "Ondine s'en va" la légende n'est cependant que la métaphore filée d'une écriture de la subversion (l'eau, élément où nul ne construit de nid", p.165, Seuil). Quant à Lamotte-Fouqué censé, paraît-il, de son conte éponyme (1811) l'avoir inspirée, il louvoie entre les variantes. Ainsi fait Petzold comme il se doit s'agissant d'un mythe qui, en tant que tel, ne saurait se prendre à la lettre. Ceci notamment en y greffant la légende de Tristan et Iseut (l'amante qui croyant mort l'amant se suicide, en inversant ici les rôles). Une liberté que revendique l'écriture justement. Même si ce film peu ordinaire ne relève pas vraiment d'un tel régime, qui questionnerait au-delà du récit qui le porte, en désarticulant le langage de la fiction, redistribuant les valeurs de sens sans égard aux contraintes de la représentation. Car loin de s'ouvrir aux conditions de l'écriture, il se contente de modeler son langage sur la réalité imaginée, ou sur les sources du script, non sans user de surenchère pour se hisser à l'intensité que requiert un tel dessein. Ainsi de l'égrénement pianistique d'une ballade mélancolique venant imprimer à-même nos synapses le branle de ce qui devrait découler d'un travail de la réception filmique, continuant même à trotter dans la tête longtemps après la projection, détachée de l'intrigue à laquelle on pouvait la croire indissolublement liée.
   L'histoire urbanistique de Berlin - portant étymologiquement en son nom l'humidité brumeuse de ses origines marécageuses - est la métaphore d'une temporalité stratifiée, remontant jusqu'au mythe antérieur à la période historique et dont la Berlinoise par son prénom est en quelque sorte comptable. Son destin est dicté par la fable d'une cité où remonte l'antique univers prélogique sous la forme du fantastique. Toute sorte de figures aquatiques hantent les lieux familiers. ici un triton de bronze faisant face à une statue de baigneuse dans la cour du café. Et à l'intérieur, en arrière-plan derrière l'aquarium, un tableau de nageuse. La nymphe contemporaine s'entend appelée par son nom depuis l'aquarium avant effondrement. Un robinet est resté ouvert dans les toilettes où la même cherche en vain Johannes, dont le nom est une sorte d'épanchement liquide du Hans de la légende.
   Tout se ramène à l'élément liquide. À Christoph enfoui sous le drap d'Ondine, véritable immersion dans les fluides corporels du plaisir féminin, succèdent en raccord tropique deux plans du lac nocturne. Y contribue le timbre naturellement étouffé de la voix de Christoph, et jusqu'au chuintement du train le reliant à Ondine. Fallait-il y rajouter des effets spéciaux sonores de pression acoustique sous-marine ? On ne devrait jamais perdre de vue que la crédibilité de la fable filmique tient à sa capacité à faire droit par des artifices à la réalité sans en altérer la sensation. Ce qui exige un délicat équilibre. Le silure, lui, est un génie des eaux travesti des plus crédibles en revanche, y compris dans la vision merveilleuse d'Ondine flottant accrochée à l'un de ses ailerons.
   Le fantastique efface la frontière entre le naturel et le surnaturel. Le nom d'Ondine est proféré par l'aquarium sur le point de se briser. Christoph est mortellement happé à la jambe préfigurée par l'accident de la statuette fétiche. Ondine reçoit un appel téléphonique du mort. Sauvée de la noyade elle se réveille comme d'un sommeil, sans cracher l'eau absorbée. La façon dont Johannes est noyé témoigne d'une force surnaturelle. La statuette de scaphandrier est transmise par un être immatériel.
   On sent bien pourtant qu'il faut que l'anomalie soit ambiguë, que la surnature s'absorbe dans le naturel pour qu'on puisse malgré tout y croire. Ainsi, le nom proféré par l'aquarium peut-il être l'effet d'une illusion acoustique de la protagoniste liée à des turbulences assez fortes pour provoquer un effondrement. Et la confusion entre asphyxie et sommeil reste vraisemblable. On imagine bien aussi la force physique décuplée par un motif psychologique, de même que corrélativement chez la victime, inversement affaiblie. Passe encore le coup de téléphone du mort qui peut être un rêve nocturne. Quant à la rencontre aquatique du fantôme elle bénéficie de l'incertitude de la vision nocturne, mais le contact des mains et la statuette matérielle restituée, je ne puis y croire. Cela hypothèque l'ambivalence de la montée plein cadre de l'onde en volet conclusif bas-haut. À cet égard, avec plus de sobriété, Yella (2007), où semble se jouer la même thématique de la légende d'Ondine, avait mieux réussi son pari d'un fantastique en filigrane.
   Au total, ce que je retiens est une merveilleuse histoire d'amour et de mort, celle-ci exaltant celui-là par le tragique du manque à vivre de l'idylle. Tragique exacerbé même par l'ambivalence de la femme-naïade appliquant symboliquement la sentence de mort au bien-aimé en brisant malgré elle la jambe de la statuette. La direction d'acteur est à tous ces égards, comme toujours chez cet auteur, une prouesse à elle toute seule. 18/11/23
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