CINÉMATOGRAPHE 

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Carlos REYGADAS
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Nuestro Tiempo  Mex., Fr., All., Dan., Suè., VO Scope 2018 173' ; R., Sc., C. Reygadas ; Ph. Diego Garcia et Adrian Durazo ; Mont. Natalia López ; Son Raúl Locatelli ; M. Genesis, Alfred Schnittke, King Crimson ; Int. Natalia López (Esther), C. Reygadas (Juan), Phil Burgers (Phil), Rut et Eleazar Reygadas (Leonora et Gaspar), Yago Martinez (Juan fils).

  

   Esther et Juan, poète reconnu, élèvent des taureaux de combat dans le vaste domaine où ils vivent avec leurs trois enfants Gaspar, Lorena et l'ado Juan, entourés du personnel de service. Esther trompe Juan avec l'éleveur de chevaux américain Phil. Non sans une certaine tendance voyeuriste, Juan s'efforce de dépasser le rôle ingrat du mari jaloux et de se montrer compréhensif quant aux conditions de l'épanouissement érotique de son épouse. C'est faire intrusion dans le couple adultère, et réciproquement, Phil intervenant dans l'intimité de la vie conjugale dont il vante l'exceptionnelle qualité. Quant à Esther, elle se refuse à confondre amour et sexualité, ce que son mari a quelque difficulté à comprendre. Il lui faut selon elle accomplir son "processus personnel", au point de s'estimer manipulée par les deux hommes, qu'elle finit par traiter de salauds. Ainsi de "notre temps", qui reconnaît à la sexualité une puissance ne se laissant apprivoiser ni par les mots ni par les institutions. En définitive, Phil disparaît de la vie d'Esther et Juan reste victorieux sur la place. Le cercle s'est refermé, ou faut-il dire l'étau ?     

    

   Le grandiose décor que complète la prise de son dédiée au monde sonore naturel dans la distance, et le traitement de la lumière et des teintes dures en Scope, est à la mesure de ce questionnement, beau d'être sans réponse, auquel il prête sa sauvagerie avec le caractère létal du risque encouru. La fin montre au sein du grand troupeau de bovins le combat de deux mâles interrompu par la chute mortelle du vaincu dans un ravin.
   Le danger pour un tel film était double : le naturalisme naïf et le symbolisme élémentaire. À savoir, d'une part, la complaisance à enregistrer comme beau ce qui préexiste à la caméra, à donner priorité à la beauté naturelle sur l'art : un espace visuel et sonore "à couper le souffle", d'autre part tirer parti de la puissance d'un tel monde pour allégoriser le drame psychologique, auquel cas l'art se limiterait aux effets rhétoriques.
   Il semble que l'écueil ne soit pas tout à fait évité. Inflation de belles images, et évident parallèle allégorique sont à l'œuvre. La chose extérieure en soi se suffit si bien à elle-même qu'il n'y a rien à y ajouter, sinon à la manifester en s'y soumettant au moyen du cadre fixe ou mobile. Au pire à renchérir par le commentaire musical en surplomb. La priorité du pro-filmique pouvant entraîner des abus d'expression s'il n'est tenu compte des propriétés naturellement démultiplicatrices de l'écran. L'acteur de cinéma, au contraire du théâtre, est une véritable bombe nucléaire que le réalisateur doit sans cesse veiller à maintenir en deçà de la masse critique. Quand une larme tachant fugacement le col de la chemise suffit, il est aussi périlleux de faire pleurer l'acteur que de rapprocher l'une de l'autre deux masses de plutonium 239. Dans le meilleur des cas la grimace pulvérisera l'écran. Que dire alors de la scène sexuelle, ce morceau de bravoure des productions les plus médiocres ?
   Heureusement, le film ne s'en tient pas là, grâce d'abord à l'interposition de plans décalés. Ainsi à l'accouplement d'Esther et de Phil succède un plan de salle de spectacle pleine, commentaire ironique du voyeurisme. Plus énigmatique, un plan de coupe intempestif comme 
celui, alternant avec l'habitacle de la voiture que conduit Esther, du moteur sombre sous le capot, invite à ne pas se contenter de réponses aussi simples.

   Jusqu'à déployer une poétique du mystère, suggérant un enjeu fondamental dont la crise du couple n'est qu'une émergence. Le film s'inaugure à tâtons par une longue séquence d'enfants et adolescents s'ébattant au bord d'un lac boueux aux bords craquelés, approche dite "tactile" de forces vitales, ne laissant rien préméditer, ouverte au libre déploiement. Des plans séquences de la grande ville nocturne surviennent comme une force inassignée. Quelque chose d'immaîtrisable insiste aussi dans l'émergence sporadique de pièces d'art, tapisserie ancienne, tableau naïf ou fac-similé de buste antique posé en plein champ et, au plan sonore, concert de percussions.
   Une séquence surtout assure remarquablement le détachement particulier de l'art, dérision quiescente par mise à plat, différance de l'écriture. Voyez à 1h21, durant plus de quatre minutes, une voix d'enfant off commentant le cheminement intérieur de Juan, relayée par une composition classique discordante de menuet, ce plan faussement fixe (approche imperceptible de la caméra) de deux larges portes de hangar flanquées de trois chiens au repos, que franchissent les membres de la famille puis un couple d'employés. Il est précédé du
plan fixe sur 30 secondes d'un bosquet tout bruissant et agité au vent, dont une version nocturne ultérieure rougeoie au soleil couchant, même idée portée à l'incandescence. Cela fait suite à un autre plan fixe pris de l'intérieur du même bâtiment et donnant par l'une des deux portes béante sur l'extérieur, celle que franchiront les personnages. Dans l'embrasure, avec deux autres individus, se tiennent Juan et le cousin de la bonne, Bianca, qui demande au patron de le "sponsoriser" dans l'achat d'une voiture pour participer à des courses de vieilles bagnoles. Conversation revêtant l'insolite de l'extrême banalité en rupture avec le drame conjugal, bientôt recouverte par la clameur du vent indiquant que Juan n'écoutant plus, porte son regard en face, peut-être sur le bosquet. Car il y a un rapport indécidable entre ces paroles futiles et les préoccupations de Juan : "Alors que les mots d'Esther résonnaient sous ceux du cousin de Bianca, Juan se rendit à l'évidence : le désespoir de sa femme n'avait rien à voir avec son mariage", commente off la voix enfantine. 

   Au total donc, splendeur du jeu d'écarts sensibles, problématisants, contrariée par la fascination naturaliste. L'obsession de la présence n'est-elle pas, du reste, contraire aux intérêts d'une écriture si elle n'a pas puissance de se convertir en effet de présence ? 07/07/19 Retour titre