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Nana Muet N&B 1926 140' (version restaurée, 2002) ; R., Mont. J. Renoir ; Sc. Pierre Lestringuez, d'après Zola ; Ph. Edmund Corwin, Jean Bachelet ; Déc. Claude Autant-Lara ; Pr. Films Jean Renoir ; Int. Catherine Hessling (Nana), Jean Angelo (comte de Vandeuvres), Werner Krauss (comte Muffat), Raymond Guérin-Catelain (Georges Hugon, le jeune amant de Nana), Claude Moore alias Claude Autant-Lara (Fauchery, auteur attitré des Variétés et amant de la comtesse), Valeska Gert (Zoé, la camériste de Nana), Pierre Lestringuez (Bordenave).
Séduit par la petite actrice fort courtisée, et victime de la haute stratégie de la croqueuse de diamants Nana, le comte Muffat, chambellan de l'impératrice Eugénie, commandite le théâtre des Variétés de Bordenave pour qu'elle y tienne le rôle principal dans La Petite duchesse, au lieu de celui de cocotte qui lui était dévolu. C'est un four, et dans le somptueux hôtel particulier où l'a installée son protecteur, elle entend désormais vivre à sa guise. Le comte de Vendeuvres venu sauver son neveu Hugon débauché par Nana, brûle de le remplacer. Ayant truqué une course pour surpasser Muffat en or, il est découvert. Déshonoré autant que démuni, il propose à une Nana goguenarde puis cynique de l'épouser. L'aristocrate en fin de lignée résout la question en disparaissant dans son écurie incendiée après s'être empoisonné, tandis qu'éconduit de façon humiliante, le neveu se poignarde aux ciseaux chez sa maîtresse, laquelle est plaquée de surcroît par Muffat. La troupe de Bordenave tente bien de la distraire de son désespoir mais, prise d'une forte fièvre, elle est emportée par la petite vérole sous les yeux de Muffat accouru au chevet, dans une maison désertée par panique de la contagion. Après fondu au noir absorbant les personnages déjà assombris, reste une place vide.
Proportions extravagantes des décors, liberté des acteurs confinant à l'abstraction, symbolisme des images, du cadrage et des mouvements d'appareil, jeu de montage et autres témoignent d'une conception artistique(1) de premier ordre.
Dans son hôtel particulier dont les dimensions impériales tendent au vertige par un usage précoce (en Europe) de la profondeur de champ, par des plongées sur les escaliers monumentaux rapetissant à l'extrême le valet de pied en contrebas ou encore par des travellings prodigues d'espace, Nana est secouée de trémoussements saccadés de basse-cour, singée avec une malice indifférente à la profanation des canons esthétiques du cinéma de bon ton. Thème latent du gallinacé social prenant effet dès l'entrée en scène de Muffat, la cocotte est affublée d'un châle de plumes répandues sur le parquet dans l'agitation de la parade putassière. La présence ensuite d'un coquetier, souligné par un autre, parmi les accessoires du théâtre intrigue le chambellan qui s'en saisit avec dégoût, entre pouce et index, comme pour faire au public remarquer qu'il se dégoûte lui-même.
Ce qui donne parfaitement le ton de l'aventure. La métaphore animale est si bien dans le style, qu'à Longchamps, où le cheval de Vendeuvres baptisé Nana est sur le point de l'emporter par arrangement, Nana, la femme, est cadrée face caméra devant le comte de même, de sorte que, de par leurs soubresauts enthousiastes, on croirait l'éleveur monter la poule faite pouliche par un jeu de mots surdéteminé.
C'est à la mesure exacte de la dimension érotique du film. Dès la première scène, Nana en jupe fendue jusqu'à la hanche, grimpant à l'échelle de l'accessoiriste du théâtre précède Bordenave ou plutôt son œil par-dessous. Tout est bon pour lever la jambe ou faire voler haut les jupes. Muffat fait sa cour la tête sur les genoux de la courtisane, avançant pour mieux s'expliquer son mufle entre les cuisses jusqu'au ventre.
Tout est, du reste, dans l'excès qui, on le sait, n'est jamais qu'une pâle copie de l'extravagance du réel. Aussi le cinéma digne de ce nom, plutôt qu'à copier, ne doit-il pas hésiter à atteindre au délire figural. Et sans doute la mimique relève-t-elle ici du masque plus que de la peau. (voir Galerie des Bobines) Tout indique l'action des forces du mal. Lesquelles nous sont sensibles à travers les travestissements d'un burlesque noir.
Car point de vrai burlesque sans tragique. Le burlesque est la seule forme accessible de nos terreurs enfantines. La pantomime du suicide de Vendeuvres traité en cancan des rues, le quadrille bouffon du bal Mabille après les épreuves marquant la fin du règne de Nana, ne sont rien d'autre que les secrets simulacres de l'horreur, qui ne survit jamais à sa propre représentation (2).
Au masque et au burlesque comme formes d'expression tragique s'ajoute encore le hors-champ. Un regard prolongé outre mesure en direction du hors-champ ainsi provisoirement en suspens, creuse une marge d'incertitude tragique. C'est ce qui se produit lorsque Nana force Muffat à faire le beau avant de le piétiner : sur le point de sortir par discrétion, Zoé et le coiffeur sont si fascinés par la scène (hors-champ) qu'ils ne se résolvent pas à quitter la pièce. Et cette alternance se répète et se prolonge avec une insistance disproportionnée.
On peut même avancer que le montage, par sa puissance ludique, en désarticulant et redistribuant les éléments de cette comédie funèbre, suppose à l'image, voire à ses fragments, une indépendance invitant à une lecture véritablement filmique (et non narrative ou cognitive), dans une totale liberté spatiale. La duplicité de Bordenave enveloppant Muffat de ses filets peut se déduire de l'action, mais surtout, en l'occurrence, de la tête d'une statue en buste qui vient s'ajuster exactement au niveau de son cou comme une seconde tête, janusienne, tournée dans l'autre sens. Si le pommeau d'or de la canne de Muffat est suivi en raccord métaphorique du bouchon de champagne sautant dans les cuisines, c'est surtout pour expulser du film tout manichéisme, cet ennemi intime du tragique (trop prévisible, trop simpliste).
La conduite des domestiques festoyant et s'apprêtant au pillage quand Nana est dans le malheur, participe du même monde que celui où un chambellan de l'Empire peut spolier sa famille et briser son ménage pour satisfaire sa pitoyable passion.
En bref, en boudant le film, le public se vengea de ces libertés qui bafouaient le bon goût élémentaire. Mais il avait coûté un million, que Renoir dut rembourser avec les toiles de Renoir père. Hélas pour l'art du cinéma, il a suffit d'un échec au deuxième film pour que la démesure, qui était peut-être la nourriture d'élection du génie renoirien, fût à jamais proscrite de son œuvre. 4/09/02 Retour titres