CINÉMATOGRAPHE 

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Alain RESNAIS
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   Muriel, ou le temps d'un retour Fr. couleur 1963 117' ; R. A. Resnais ; Sc., Dial. Jean Cayrol ; Ph. Sacha Vierny ; Mont. Denout Peltier et Eric Pluet ; Déc. Jacques Saulnier ; Son Antoine Bonfanti ; M. Hans Werner Henze ; Voix Rita Streich ; Pr. Anatole Dauman ; Int. Delphine Seyrig (Hélène Aughain), Jean-Pierre Kérien (Alphonse Noyard), Jean-Baptiste Thierrée (Bernard Aughain), Nita Klein (Françoise), Claude Sainval (Roland de Smoke), Laurence Badie (Claudie), Jean Champion (Ernest Choisy), Philippe Laudenbach (Robert).   

   Hélène Aughain, antiquaire à domicile vivant avec son beau-fils Bernard récemment démobilisé d'Algérie, a invité Alphonse Noyard, son amour de jeunesse, marié et ancien propriétaire d'un café en Algérie. Il arrive à Boulogne en compagnie d'une comédienne débutante,
sa prétendue nièce Françoise, pour un séjour indéterminé. Hélène et Alphonse tentent de rattraper les effilochements et distensions d'un passé ambigu et conflictuel, auquel se raccroche ce qui leur tient lieu de sentiment au présent. 
   La situation est d'autant plus scabreuse que le désir d'Hélène de renouer avec un passé amoureux ne l'empêche pas d'avoir un amant, Roland de Smoke, espèce d'homme du monde plus ou moins complice de cette toquade nostalgique. Les complications sentimentales n'épargnent quiconque. Françoise semble s'intéresser à Bernard qui, supposé fréquenter une certaine Muriel, a une liaison sérieuse avec Marie-Do. 
   Muriel est en réalité le pseudonyme d'une détenue torturée à mort en Algérie par les camarades de régiment de Bernard, dont Robert, autre Boulonnais. Bernard n'arrive pas à faire le deuil de l'inconnue. Il passe et repasse des documents filmés de l'Algérie dont il est l'auteur. 
   Le beau-frère d'Alphonse, Ernest Choisy, débarque pour ramener celui-ci au foyer. Hélène reconnaît dans le nouveau venu un ancien béguin cru mort, et réciproquement. On apprend du coup qu'Alphonse est un mythomane sans le sou (l'on se souvient qu'il a tenté de laisser Françoise régler la note du café). Suite à une faillite, mais pas en Algérie où il n'a jamais mis les pieds, il était censé avoir fait le voyage pour trouver du travail. Il apparaît, indirectement, que c'est également un manipulateur, ayant jadis barré le chemin entre Ernest et Hélène et répandu pour chacun la nouvelle de la mort de l'autre. 
   Bernard filme les beaux-frères en train de se battre. Mais, chargée du magnétophone de Bernard,
Françoise déclenche sans le vouloir l'enregistrement algérien de rires masculins, qui bouleverse Bernard. La jeune fille plie bagage et quitte les lieux. Bernard en larmes va abattre Robert. Hélène se sauve puis se réfugie chez des amis tailleurs dans la vieille ville, à proximité de la baraque de Bernard. Celui-ci lui fait ses adieux. Pressée de sauter dans un train pour Paris, Hélène trouve une gare désaffectée. Survient Simone, l'épouse d'Alphonse, pénétrant par la porte ouverte dans l'appartement désert. Les beaux-frères sont loin, chacun de son côté, Alphonse ayant en chemin faussé compagnie à Ernest en attrapant un car en partance pour la Belgique.

    Tableau de prime abord remarquablement cohérent. Dans une hideuse Boulogne, "ville martyre" reconstruite en hâte après la guerre avec des matériaux bon marché, se croisent diverses figures de ce que Deleuze aurait nommé "faussaires". Ce n'est pas un hasard si Françoise est comédienne, et Smoke artisan de la démolition de Boulogne, voire qu'on se fausse compagnie à tout bout de champ ; tandis qu'Hélène perd régulièrement à la roulette. Il lui faut même emprunter à son amie, la coiffeuse Claudie, bénéficiaire déjà d'une hypothèque sur l'appartement. Constituée de mirages à terme mortifères, cette condition dramatique transparaît dans les patronymes, que traversent les mots gain, noyer (péjorativé par le suffixe -ard), smoke (fumée, moque). Non sans un clin d'œil à Tati, la facticité sociale s'exprime aussi bien dans les clichés des dialogues que dans le décor impersonnel : anarchique béton à l'extérieur, clinquant de la modernité, mobilier transitoire et gadgets de bon ton à l'intérieur : dès l'arrivée, l'hôtesse  allume électriquement une fausse bûche dans la fausse cheminée à laquelle pense de bonne foi se réchauffer Françoise.
   Mais sur cette cohérence du faux s'enlève un pôle d'authenticité incarné par Bernard, qui préfère au confort familial sa "baraque", un grenier à l'étage d'une écurie avec forge au fond d'une cour pavée donnant sur une ruelle de la vieille ville préservée, celle même où habitent les tailleurs qui recueilleront Hélène à la fin. L'écurie abrite un cheval que monte le jeune homme, au grand air salin, sur la colline littorale. La sincérité de son amour pour Marie-Do tranche sur les velléités de restauration, tout en vacillements anamnésiques, du vieux couple. C'est surtout la souffrance qui témoigne de l'intolérable du réel et fait déboucher la pitoyable comédie petite-bourgeoise sur une mémoire du monde, inscrite déjà dans le décor naturel. Le groupe inauthentique a certes son ancrage vrai dans la personne de Choisy (patronyme approprié encore), auquel manque pourtant la liberté de concevoir un monde par-delà l'intérêt immédiat. Il représente seulement le bon sens qui met en garde contre les sables mouvants de la mémoire ; ce qu'il exprime devant le groupe en interprétant "Déjà", chanson indiquant qu'on s'est laissé dépasser par la réalité du temps : "Y'a pas qu'les automobiles qui font du cent/Qu'c'est agaçant !/Y'a aussi l'temps qui file/C'qu'il est pressé !/C'est insensé..."
   Opposition signifiante donc, qui s'enveloppe elle-même d'un point de vue de dérision marqué, par-delà la satire sociale, dans cet homme à la chèvre (le vieux Dasté, le pion de Zéro de conduite en personne !) rencontré par Bernard lors des chevauchées en bord de mer et qui cherche "un mari pour sa chèvre" : allégorie burlesque de l'intrigue.
   Ce commentaire n'est donc nullement une description mais le schème indicatif de ce qui procède de la mise en jeu de la matière filmique. C'est d'abord une fiction, qui s'affirme comme telle et ne feint pas de vainement concurrencer la réalité. D'abord exposition du cadre de l'action, avec cet appartement professionnel dans la ville reconstruire et obsolète déjà - ce que l'usage de la couleur fait ressortir dans les gris pisseux ou fuligineux, qu'habite l'antiquaire et son beau-fils avec, d'emblée, l'évocation de Muriel à travers les dialogues. L'action proprement dite s'ouvre métaphoriquement dans une gare et se clôt de même dans la gare alors désaffectée, en un mouvement spiralé, à la fois transformation de la situation initiale et décor du tournage terminé. Le montage traduit comme une hésitation en faisant se succéder divers brefs plans fixes des extérieurs, alternant jour et nuit, ou se chevaucher les uns les autres par le son dans une autre série, ou encore monter en parallèle des actions indépendantes. Ce qui exclut le montage causaliste et actionnel. Même quand, s'agissant de l'action dans sa continuité, une ellipse souvent imperceptible escamote un segment du temps, comme un raté dans la collure, ou comme une saute de mémoire. Si bien que les plans ressemblent davantage à des instantanés divers cherchant leur place dans une chronologie. Mais aussi le comportement aberrant des personnages, qui soudain se faussent compagnie. Comme dit Bernard : "On ne sait jamais quand on se réveille si c'est dans du Second Empire ou du rustique normand." 
   Le thème central de la mémoire comporte donc trois niveaux. Les deux niveaux contrastés du faux et du vrai, et celui constitué par la médiation de la pellicule simulant une enquête dans le temps, empreinte de satire et d'humour. Enquête de plus savamment rythmée en contrepoint par les sons adventices (sirènes, bateaux et locomotives), et la musique d'accompagnement, judicieusement montés en guise de commentaires grains de sel. Avec cette réserve que la musique, d'un pseudo avant-gardisme cérébralisant qui a vieilli, y occupe beaucoup de place. Elle nuit à la partition des voix, au jeu sur les tonalités et les timbres, à l'estrangement critique de l'ordinaire environnement sonore.
   Situation fausse, facticité des paroles, brouillard du passé et artifices du filmage forment la condition du vrai, qui ne l'est que parce que le spectateur a la liberté de le juger tel. À figer un signifié bien centré, la condition sérieuse est ennemie du cinéma qui, en droit, veut se déployer dans ses puissances propres et non se soumettre à un projet extérieur, s'instrumentaliser.
   Thèse mettant en question les analyses de Deleuze dans Cinéma 2, qui semble réduire Muriel à la démonstration du fonctionnement de la mémoire humaine. En affirmant (p. 56) que : "Chez Resnais aussi, c'est dans le temps qu'on s'enfonce, non pas au gré d'une mémoire psychologique qui ne nous donnerait qu'une représentation indirecte, non pas au gré d'une image-souvenir qui nous renverrait encore à un ancien présent, mais suivant une mémoire plus profonde, mémoire du monde explorant directement le temps, atteignant dans le passé ce qui se dérobe au souvenir", il escamote la condition fictionnelle, comme si les anamnèses représentées dans le film étaient des expériences authentiques qui vaillent pour le cas général. On ne "s'enfonce" pas dans le temps, il s'agit de simulations sur la base d'un temps fabriqué. On n'atteint pas "dans le passé ce qui se dérobe au souvenir" : ce ne sont que simulacres, prétextes, machinerie, bref dispositif poétique de questionnement, écriture, qui n'a rien à voir avec une vérité du fonctionnement cérébral dont la problématique est reprise de Bergson, qui dans Matière et Mémoire entreprenait une critique radicale de la psychologie traditionnelle. Question qui exigerait tout un travail de réflexion à elle-seule. 07/12/13 Retour titre