CINÉMATOGRAPHE 

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Josef von STERNBERG
Liste auteurs

Cœurs brûlés  (Morocco) USA  N&B 1930 92' ; R. J. von Sternberg ; Sc. Jules Furthman d'apr. Amy Jolly de Benno Vigny ; Ph. Lee Garmes et Lucien Ballard ; Mont. Sam Winston ; Déc. Hans Dreier ; M. chansons de Leo Robin et Karl Hajos ; Pr. Paramount ;  Int. Gary Cooper (Tom Brown), Marlene Dietrich (Amy Jolly), Adolphe Menjou (La Bessière), Ulrich Haupt (adjudant Caesar), Eve Southern (son épouse), Juliette Compton (Anna Dolorès).

  

   Débarquée à Mogador venant d'Europe, Amy Jolly chante dans un cabaret où elle fait des avances au légionnaire Tom Brown sous le nez du riche La Bessière qu'elle avait troublé sur le bateau, et de son ami l'adjudant Caesar flanqué de son épouse. Bourreau des cœurs, y compris celui de cette dernière, Brown partage l'attirance évidente qu'il exerce sur la belle chanteuse (succédant au plan d'ensemble d'Amy sur scène, contrechamp serré sur Brown, regard dirigé hors-champ). Il voulait déserter pour elle mais après un étrange jeu du chat et de la souris le beau légionnaire change d'avis. Ayant blessé grièvement deux autochtones soudoyés par la jalouse Mme César pour le supprimer, il est passible du conseil de guerre. Par amour pour Amy, La Bessière intercède auprès de Caesar, lequel n'écarte le conseil de guerre que pour se venger lui-même de l'amant de sa femme en l'affectant sous ses ordres à une expédition sanglante où il perdra lui-même la vie. La compagnie décimée rentre à Mogador, sans Brown qu'on dit hospitalisé à Amalfa. La Bessière qu'elle était sur le point, par dépit teinté de reconnaissance, d'épouser y conduit Amy. S'étant fait porter blessé pour changer d'affectation, il n'est pas à l'hôpital. Elle le retrouve le soir attablé dans un café, une fille sur les genoux. Il la laisse en plan, devant partir le lendemain en campagne au Sahara. La jeune femme d'abord résignée découvre son propre nom gravé au couteau sur la table par l'orgueilleux amoureux. Le lendemain, assistant avec La Bessière au départ de la troupe, elle se joint à "l'arrière-garde", la troupe des femmes suivant à quelque distance leurs hommes.  

 
   Fragiles sont les chances de l'amour entre une bourlingueuse munie de ses deux poupées cosmopolites, une Noire et une Jaune, sans illusions, "candidate au suicide" et un légionnaire désinvolte au cœur saignant, que cernent
en outre les forces antagonistes de la jalousie, bien marquées par des contrechamps serrés sur les visages assombris. C'est tout l'intérêt dramaturgique de la fable, de se tracer résolument un sillage en eau trouble. Même la jalousie est ambiguë, celle de La Bessière tournant à l'adjuvant. L'ambiguïté est pleinement dans le jeu des acteurs, pathos congédié, et par le sourire de sphinge de la chanteuse et par l'insolent nonchaloir du légionnaire se résumant dans cette parodie de salut militaire complice. Ambiguïté sexuelle aussi de l'androgyne en chapeau claque baisant à pleine bouche une spectatrice. Ce qui traduit en l'occurrence une indécision générale allant jusqu'à l'érotomanie compulsive du militaire. Alors qu'il fait signe des mains pour confirmer l'heure de rendez-vous à une conquête dans la rue, le sergent le rappelle à l'ordre : "Que fais-tu de tes doigts ? - Rien encore..." C'est comme s'il n'avait pas assez de mains pour palper tous ces corps de femme offerts. "Tu peux libérer une de tes mains, j'aimerais te dire au revoir ?" dit Amy à Brown en train de prendre tendrement congé d'un collectif féminin.
   Et peut-être se prolonge-t-elle en abyme cette nonchalance ou cette vacance, dans le kitsch hollywoodien de décors mauresques en toc, d'éclairages intempestifs, voire, des images de la star en lumière décrochée, ou encore des mélodieux appels à la prière psalmodiés, et de certaine scène de genre où les délinéaments sonores d'un ramage onduleux émanent de femmes à moitié nues au sein de groupes compacts en djellaba. Autant de clichés d'une ambiance aussi étouffante atmosphériquement que visuellement, favorable à l'exacerbation des sens.
   Ce qui n'empêche, ponctuant des dialogues à double entente,
la place assurée de longs silences où se mûrit l'intrigue sous un masque expectatif. Ni les jeux bien sternbergiens de lacis d'ombres et de lumière de rues où, sous un battement de tambour étouffé, s'enfoncent les personnages dans un indécis futur. Car, de ne point trop contrarier les impératifs du marché, Sternberg n'en est pas moins profondément artiste. Il ne s'agit pas seulement de cette science du son déjà magistralement avérée dans L'Ange bleu, faisant par exemple ici, de la sirène de bateau un moyen de dramatisation du dialogue. Ou là des applaudissements du cabaret hors-champ le salut par coïncidence voulue à la délicatesse de La Bessière, la loge quittée pour laisser Amy seule avec Brown. Ecoutez enfin le souffle du vent accompagnant l'amoureuse sur sable chaud cheminant.
   Il y a surtout certaines singulières fulgurances de "mise en scène". Ainsi du banquet des fiançailles d'Amy et La Bessière, quand le collier de perles éclate en salve d'artillerie après le mutisme soudain, apoplectique, de l'orateur, la fanfare lointaine de la légion à l'approche n'étant pas encore audible au spectateur. Ou encore d'effets saisissants jouant sur la qualité du mouvement : la façon dont le corps de l'adjudant abattu, plaqué sur la paroi en pente, s'affaisse lentement en glissant jusqu'au pied du rocher. 
20/10/19 Retour titre