CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Georg Wilhelm PABST
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La Tragédie de la mine All. (Kameradschaft) 1931 93' ; R. G.W. Pabst ; Sc. Peter Martin Lampel, Karl Otten, Ladislaus Vajda, Gerbert Rappaport, Anna Gmeyner ; Ph. Robert Baberske, Fritz Arno Wagner ; Déc. Ernö Metzner, Karl Wollbrecht ; Mont. Hans Oser ; Pr. Nero-Film, G.F.F.A., Gaumont-Franco, Film-Aubert ; Int. Alexander Granach (Kasper), Ernst Bush (Wittkopp), Elisabeth Wendt (Anna, sa femme), Gustav Püttjer (Kaplan, copain de Kasper et Wilderer), Fritz Kampers (Wilderer, copain de Kasper et Kaplan) Oskar Öcker (le contremaître), Daniel Mendaille (Jean Leclerc, frère de Françoise), Georges Charlia (Émile, ami de Jean, épris de Françoise), Andrée Ducret (Françoise Leclerc), Alex Bernard (le vieux mineur), Pierre-Louis (georges, le galibot, son petit-fils).


   Dans une vaste houillère souterraine coupée en deux par la frontière entre la France et l'Allemagne, on tente du côté français de juguler un incendie en dressant des murs de barrage successifs. Ce qui n'empêche le coup de grisou entraînant de nombreuses victimes. Françoise, une jeune femme qui repartait pour Paris descend du train, inquiète du sort de son frère Jean enseveli parmi six-cents autres avec son ami Émile, celui qu'elle refusait d'épouser dans la hantise de le perdre, comme son père autrefois dans un drame de la mine. Jean transporte sur son dos Émile, assommé par un éboulement, vers une improbable issue. La cage étant en panne, un mineur retraité, esquivant les contrôles, descend par les échelles à la recherche de son petit-fils Georges, qu'il retrouve inanimé sous les décombres.
   La cage réparée, les sauveteurs français ont pu mener à bien leur action. De plus, une équipe de secours du côté allemand se forme sous l'impulsion de Wittkopp, un camarade plus conscient que les autres de la question sociale. S'y ajoutent encore trois mineurs allemands qui ont abattu la grille souterraine formant frontière pour accéder directement au site dévasté. Ils tombent sur le grand-père et son petit-fils mais sont bloqués par un éboulement. Les secours remontés ont sauvé ce qu'ils pouvaient, dont Jean et Émile grâce à Wittkopp. Ils doivent redescendre pour libérer le grand-père, son petit-fils et leurs trois sauveteurs allemands, localisés grâce au téléphone. Après quoi, les mineurs déclarent solennellement, en français par la voix de Jean, en allemand par celle de Wittkopp, la fraternité de la mine par-delà les nations. Ce qui n'empêchera la restauration de la grille frontalière par les autorités des deux pays.

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      Inspirée de la catastrophe de la mine de Courrières en 1906, l'histoire est contemporaine au tournage* dans une Allemagne weimarienne en crise profonde avec trois millions de chômeurs et déjà 107 députés nazis au Reichtag. C'est dans le contexte difficile d'une guerre récente et d'un déséquilibre socio-économique amenant les douanes françaises à refouler les chômeurs allemands que se pose ici la question de la frontière. Une frontière tributaire d'enjeux politiques et économiques, source de discorde, à l'encontre de la solidarité.
   La gageure de construire une fiction filmique à partir de faits réels sans tomber dans la pure illustration naturaliste est magnifiquement tenue. On peut l'attribuer au sérieux d'une reconstitution traitée en reportage à chaud, l'un des opérateurs implicites étant comme surpris au fond avec les victimes, réalisme habilement combiné avec la dynamique d'une dramaturgie complexe, à la fois tragique et comique. Ceci grâce aux jeux de montage-cadrage nous épargnant le pathétique de celluloïde pour fauteuil de cinéma. Il ne s'agit pas de s'y croire, mais de donner créance à un propos en tant que questionnable. Et ce qui fait question est le jeu voire le subterfuge.

Un naturalisme apparent
   On ne s'étendra pas sur le remarquable travail du décor et de la photo, qui témoigne en tout cas d'une enquête digne d'une authentique recherche documentaire. Mais ce qui la place dans une certaine perspective questionnante c'est, à l'exclusion de toute musique d'accompagnement, une composition sonore entre in et off, à la fois rythme et concrétisation sonore, faite des mille sons fragmentés alentour : timbres avertisseurs, ahanement de motrice à vapeur, carillon avertisseur, sifflet de train, bruits de pas, éclats de voix, roulement de charrette, moteurs des camions, turbulences de l'air des puits et boyaux, jets de vapeur, coups de sifflets à main, sirènes, grincement des poulies du vestiaire de la "salle des pendus", frottement des mollettes des câbles de la cage, marteaux piqueurs, percussion des pics à charbon, ferraillement des berlines, crissement de portail, déflagration de dynamite, craquement et grondement des éboulements, respirateurs automatiques, gémissement des blessés, carillons nocturnes de l'église auxquels répondent les coups sur conduites des sinistrés, clapotement de la traversée des trous inondés, etc.
   Non pas bruits naturalistes, mais dosages sonores calculés. Ainsi, les camions des équipes de secours émettent un battement de ralenti moteur participant d'un rythme fondamental qu'on pourrait dire dédié au processus de fraternisation. Jean dans le délire de l'épuisement prendra d'abord Wittkopp pour un ennemi de la Grande guerre. Mais c'est pour mieux souligner la remontée fraternelle. Ce n'est plus l'héroïsme sacrificiel des Gueules noires dédié au développement industriel, mais déjà sa remise en cause radicale. Le romantisme des yeux clairs dans une face noire fait place au décrassage des corps nus (de dos) sous les douches collectives. Une figure de la démystification.
   Ce qui fait l'art c'est aussi bien un cadre qui, au lieu de forcer dans l'expression appropriée, intègre à l'image le tropisme d'un rapport implicite. Le chevalement du carreau de fosse où stationne la foule angoissée pointe la fragilité relative d'un ouvrage d'allure gracile dont la fonction est de soutenir les vertigineuses plongées de la cage d'ascenseur. De même que le départ des camions des sauveteurs allemands présente peu de différence avec le branle-bas du départ au front. On y voit un gardien en képi faire le salut militaire au passage du convoi et, debout sur un plateau de camion, Wittkop étreindre sa fillette tendue à bout de bras par sa femme. Comme à la guerre, mais avec un sens opposé, le retour n'est pas garanti nous disent les deux derniers plans de la séquence, au point de vue de Wittkopp, en plongée. Dans le premier, les ombres dressées des sauveteurs transportés croisent Frau Wittkopp tels des fantômes. Dans le deuxième, un travelling arrière combiné d'un panoramique horizontal gauche-droite éloigne pathétiquement l'épouse en démultipliant l'anxiété par l'entrée à l'arrière-plan de la foule des familles.
   Le plus intéressant filmiquement est le détail non-fonctionnel, mais dont on sent que sans lui l'image n'aurait pas la même force. C'est le cas de l'écurie souterraine où le vieux mineur dépose son petit-fils inanimé sur une couche de foin. L'effet de tendresse est dans le fourrage prélevé au râtelier du cheval, dont la présence dispense une grande douceur à la scène.

Montage parallèle
   Le simulacre de reportage par caméra mobile échappe au fait divers par son interaction avec les autres séries d'action montées en parallèle, séries de registre différent jusqu'à la contradiction. Ce qui fait de toute lecture compassionnelle un contresens. Par ailleurs, on l'a vu dans la méprise de Jean croyant voir en Wittkopp l'ennemi derrière son masque à oxygène, l'un des ressorts de la tension dramatique tient dans les forces contraires à la fraternisation. Le montage s'ordonne largement à cette condition.
   Premières images. Sous le vacarme de la houillère proche dont un panoramique ascendant souligne les superstructures, deux gamins, un Français et un Allemand, s'accusant mutuellement de tricherie aux billes, tracent entre eux une frontière imaginaire. "Tu n'as pas honte ?" dit un policier français à son petit compatriote. "Faites-donc la paix !" La séquence s'imbrique avec une autre par un segment interposé montrant les gardes-frontière français refouler les chômeurs allemands. La situation conflictuelle due à des questions économiques succédant au récent conflit patriotique est donc plaisamment ramenée, sans en avoir l'air, à une querelle de joueurs de billes mineurs.
   C'est au même titre de contrepoint dédramatisant que se joue l'action des trois mineurs de fond allemands, Kasper, Wilderer et Kaplan. Eux-mêmes s'estiment, sur un malentendu de langue, rejetés par la France car, au bal français du Kursaal du samedi Françoise, fatiguée, a décliné l'invitation à danser de Wilderer. Ce qui a été compris comme geste d'hostilité envers l'Allemagne. Le devoir d'entraide prime le ressentiment allemand mais ici dans un registre dédramatisant par rapport aux ressentiments patriotiques et sociaux. Le joyeux trio relève d'ailleurs du genre comique, par le physique, l'inaltérable bonne santé morale et le jeu outrancier, en contraste marqué avec le ton de tragédienne de Françoise. Le nom ashkénaze de Kaplan y glisse l'insolent contrepoint d'un mineur juif parmi les braves, en imperceptible dérision du nazisme montant.

Conclusion
   C'est donc grâce au montage, à un jeu d'écarts que nous avons affaire. Mais en même temps soumis à un mouvement convergent. On remarque que tous les acteurs se rejoignent. Françoise, Émile et Jean avec le joyeux trio, ce dernier avec le galibot et son grand-père, Wittkopp sauve Émile et Jean, et la concorde se concrétise par les discours de ce dernier et de Wittkopp devant les deux peuples réunis.
   On ne pouvait mieux faire, sur la base d'un tel engagement que de jouer du choc de rencontres contrastées afin d'éviter le dogmatisme. 28/05/24
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* Et non en 1919 comme certains l'ont cru en raison de l'inscription "Grenze [frontière] 1919" figurant au fronton côté allemand de la grille sous-terraine. retour