CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE

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Jean EUSTACHE
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Mes Petites amoureuses Fr. 1974 123' ; R., Sc., Dial., J. Eustache ; Ph. Nestor Almendros ; Ch. Charles Trenet ; Pr. Pierre Cottreli ; Int. Martin Loeb (Daniel), Ingrid Caven (sa mère), Jacqueline Dufranne (sa grand-mère).

   Daniel connaît la douceur de vivre au village chez sa grand-mère, comme le souligne au générique la chanson de Trenet "Douce France". Il est admis au collège mais tout bascule quand sa mère le reprend, s'étant mise en ménage dans une ville méridionale avec José, travailleur agricole. Les revenus de la couturière à domicile ne permettent pas d'inscrire l'adolescent au collège. Il est placé chez Henri, le frère de José, qui l'exploite dans son atelier de réparation pour cycles. Les vacances chez sa grand-mère, sur lesquelles le film s'achève comme d'un sursis au paradis perdu, seraient même exclues si l'atelier ne fermait pour l'été. Les loisirs consistent, avec des copains, en promenades sur le mail, sorties au cinéma, stations à la terrasse du café des Quatre Fontaines, petites virées à deux-roues dans les environs.

   Tout cela sous-tendu par l'apprentissage omniprésent de la sexualité adolescente. L'histoire est ponctuée par de brefs commentaires off du héros au passé semi-interrogatif ("je ne saurai jamais pourquoi je suis parti avant la fin." ou : "j'avais l'impression de connaître par cœur les mots qui sortaient de sa bouche"), comme chez Bresson, sans nul effet de surplomb autoritaire.
   L'impression générale est d'un sentiment de fraîcheur, qu'on pouvait croire introuvable depuis la mort du muet. Fraîcheur du régime primesautier de la narration, où se mêlent indistinctement événements purs et événements qui ne sont fonctionnels que par-dessus le marché, ou dont le rôle véritable ne se saisit qu'après-coup.
   Un couple s'arrête sous les yeux de Daniel et d'un vis-à-vis (d'autant plus drôle qu'il paraît totalement indifférent) paressant tous deux sur des bancs opposés du mail. La jeune femme porte un chapeau d'homme, qui tombe sous l'effet de l'intense rapprochement. Après le baiser elle se baisse pour le ramasser et s'en couvrir. Ils sortent du champ, repassent dans l'autre sens, s'arrêtent au même endroit, les visages se rapprochent, le
chapeau tombe derechef. La jeune femme va pour le ramasser mais son compagnon l'envoie par jeu valdinguer d'un coup de pied.
   Fraîcheur des propos et des comportements, trop singuliers pour paraître servir les intérêts du récit. Le patron des Quatre Fontaines fait irruption sur la terrasse pour engueuler copieusement un jeune client qui a sifflé une fille. De même pour la nature des échanges, reposant sur le décalage. Il n'y a pas de communication, mais des collisions aussi fortes que sont différents les individus. 
À l'atelier, sous des apparences d'échange normal, le dialogue de sourds est total entre le patron et son aide ; c'est, sous couvert de l'observance des rites sociaux, la confrontation de deux tempéraments opposés.
   Un travelling latéral sur les jeunes de la terrasse souligne les
différences. Puis on les découvre dans l'action. Il y a le séducteur qui largue bravement une fille sous les yeux des autres, le riche qui ne sort jamais sans ses gros billets, le boiteux sans un sous, etc.
   La multiplicité des facettes psychosociales n'est finalement que variation sur l'essentiel : l'éducation sentimentale d'une âme candide, sous la forme d'une succession de faits bruts sans finalité apparente. D'où la cocasserie, forme d'humour qui est aussi un regard unique sur le monde.
   Il y a insensiblement progression. D'abord questionnement sur le corps sous l'angle pervers : l'homme, dit fièrement Daniel à ses camarades du primaire, a trois formes de respiration ; nasale, buccale et cutanée, c'est-à-dire par le cul. Puis l'expression détournée du désir : exécution d'une fille au pistolet à bouchon. Après cela on passe aux choses plus sérieuses : attouchement à travers le tissu de la robe, de la cuisse externe d'une fillette à la faveur de la foule massée devant la chorale de l'école, etc.
   Cette fraîcheur émerge surtout dans les "paysages". Celui de la physionomie en gros plans. Celui des extérieurs toujours à quelque degré arborés pour capter le bruit du vent avec le chant des oiseaux et dont la présence persiste aux sorties de champ, ou insiste par la profondeur de champ dans laquelle se perdent les
personnages.
   C'est d'une telle simplicité qu'on pourrait croire à une démarche rudimentaire. Il n'en est rien. On peut souligner que les prises de son en extérieur relèvent de la prouesse technique tant elles sont vraies ou que les subtilités du montage sont invisibles, les ellipses notamment : la durée du voyage en train n'est pas exprimée par le temps mais par la modification autour de Daniel, sur deux plans, de la composition des voyageurs du compartiment. Ce ne sont pourtant que les détails d'un tout maîtrisé.
   Ce qu'il faut surtout retenir est l'unité d'un ensemble hétérogène par le caractère singulier de ses éléments, sans le moindre recours aux solutions abstraites de la logique narrative. L'ombre y plane de Bresson, sans faire ombrage. 01/03/07 
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