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Carlos REYGADAS
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Lumière silencieuse (Luz Silenciosa) Mex.-NL.-Fr.-All. VO 2007 130' ; R., Sc. C. Reygadas ; Ph. Alexis Zabe ; Mont. Natalia Lopez ; Pr. C. Reygadas ; Int. Cornelio Wall Fehr (Johan), Myriam Toews (Esther), Maria Pankratz (Marianne), Peter Wall (le père de Johan), Elizabeth Fehr (la mère).

   Mariés par amour, les Mennonites Johan et Esther Vogt vivent dans une ferme entourés d'une ribambelle d’enfants blonds. Johan a une liaison passionnée avec Marianne, malgré le rigorisme moral et religieux propre à cette vieille communauté d’origine allemande et hollandaise installée dans le nord mexicain, possédant un dialecte, des valeurs et des rites propres.
   Il faut donc pour être viable que la force de l’amour adultère, dont l’épouse est tenue informée, vaille celle de la puissance spirituelle qui est la raison d’être de la colonie depuis plus de trois siècles. Le déchirement est tel que Johan arrête la pendule rythmant le quotidien familial, comme si un geste aussi dérisoire pouvait amener un répit au calvaire moral de l'homme intègre. Il prend conseil de son père, pasteur qui ne le condamne pas, y voyant la main du Malin. Il l’enjoint donc d'opter au plus vite pour l’une ou l’autre sous peine de perdre les deux femmes.
   Johan et Marianne décident de rompre "car la paix est plus forte que l'amour", en vain : l’amour l'emporte quand même. Le choc est tel quand elle apprend qu’ils se sont revus, qu’Esther est victime d’un traumatisme coronarien mortel pendant un voyage en voiture des époux, rappel cruel de l’époque heureuse.
   Pendant la cérémonie funéraire familiale au domicile, Marianne survient et demande à voir Esther « une fois, avant qu’elle ne soit enterrée ». Seule avec la morte reposant sur le catafalque dans une pièce retirée, elle lui applique un baiser sur la bouche. « Pauvre Johan » dit la défunte en se réveillant au bout de quelques minutes. « Maintenant il va aller bien » réplique la maîtresse. « Merci Marianne !». En même temps le père de Johan remet la pendule en marche dans la pièce commune.

   C'est d'abord un hommage à Ordet de Dreyer, où Inger est ressuscitée par son illuminé beau-frère, Johannes. Même observation minutieuse des travaux et des jours de la ferme, même participation intense, panthéistique, de la nature sonore et visuelle, même opposition entre, d'une part, le sectarisme, dont la stérilité est figurée par la centration rigoureuse et la symétrie du cadre, et d'autre part la liberté de l'esprit, qui offre la seule vraie garantie de sauvegarde en ce bas monde. Ostensible citation surtout de la chambre funéraire dont le glacé et l'hallucinante symétrie associée à l'angle dans Ordet confinent au vertige cauchemardesque.
   Sans qu'il s'agisse pourtant, en aucune manière, de plagiat. La matière très différente de Lumière silencieuse suppose un dessein spécifique, lié à des conditions particulières, et à une spiritualité plus large, qu'englobe le paganisme. Les vastes étendues où ciel et terre se rencontrent à mi-hauteur d'écran dans une forme de symétrie verticale, laissent l'horizon largement ouvert sur la circulation des cultures. Ce dont témoigne l'implantation de cette communauté germanique sur terre amérindienne bouleversée par les Conquistadors, et dont le physique étrange de Marianne semble être la concrète synthèse.
   Pourquoi alors invoquer le vieux Dreyer ? En tant qu'acte de reconnaissance d'un art authentique, dénonçant la fausse culture aujourd'hui dominante, qui contribue autant que le consumérisme à dévaster la planète, à diffuser massivement son poison de méconnaissance. Cécité, volontaire ou non, est complice de gaspillage et destruction. L'hommage salvateur n'est du reste ici que le préambule d'une entreprise globale de revitalisation spirituelle de notre humanité suicidaire de par sa fixation aux bénéfices secondaires.
   Le film s'ouvre et se referme sur un ample rythme cosmique donnant à sentir un univers où le christianisme, bien que répondant aux mêmes besoins et aspirations de notre esprit, n'est qu'un moment, spatialement restreint, de l'histoire de l'humanité. Le bain familial dans des bassins en pleine nature évoque le rituel ancien qui inspira les baptêmes protochrétiens. C'est même aux forces spirituelles les plus archaïques que va puiser cet adultère : en-deçà des dogmes qui finissent par anesthésier les ressources spirituelles
.
   Ce qu'anéantit l'exaltation des corps dans la chambre où se rencontrent Johan et Marianne, c'est la bénédiction dogmatique de l'amour figurée par la comique vue symétrique des bâtiments de l'extérieur. Le garagiste et confident de Johan, qui se nomme Zacharias comme le père de Jean (Johan)-Baptiste et comme le prophète de l'Ancien Testament, est, en tant que prophète, à même d'en connaître le secret enjeu : "tu as trouvé la Femme naturelle". Réponse de Johan : "ce sentiment a peut-être une origine sacrée, même si on ne le comprend pas".
   C'est cela qui va féconder l'union matrimoniale et la rendre viable en la sacralisant vraiment à son tour, mais au prix d'un déferlement de forces terrifiantes. Plate, voûtée et affligée d'un profil disgracieux, Marianne est un monstre qui, les bras bestialement repliés en arrière, semble ramper jusqu'à la bouche de la morte pour un baiser contre nature, sacrilège que souligne l'effet de souffle sonore.
   Elle n'est laide pourtant, l'acte n'est inconvenant, qu'au regard de normes esthétiques, morales et religieuses transitoires, qui ne semblent intangibles qu'à la rassurante myopie. La nuit des temps de l'esprit renferme quantité de figures fastes que ne saurait balayer nulle moue patentée. "Lumière silencieuse", c'est-à-dire esprit jaillissant dans le silence ténébreux des boîtes crâniennes, en dehors du tintamarre vain des actions de la scène politique et sociale.
   L'art ne remplit son impossible mission toutefois que de travailler le matériau inlassablement en profondeur, en vue d'extériorer ce qui ne pouvait passer par les seuls moyens du discours.
   Les acteurs, non professionnels parlant une langue ignorée du public majoritaire, le plautdietsch, sont suffisamment isolés du star system pour se passer des techniques expressives admises. Ce qui donne au filmage une liberté à la hauteur de l'enjeu éthique. Telle est la physionomie du père de Johan que dans les moments les plus graves, il continue d'afficher les marques du sourire. Ce que souligne le jeu de la fragmentation isolant quelque ride ou captant l'étincelle de l'
œil. On l'appréhende alors comme élément énigmatique d'être en contradiction avec la situation, ce qui le rend combinable avec d'autres pareillement affectés d'opacité ontologique.
   La fragmentation s'offre à la combinatoire, ouvre le plan sur de possibles relations supra-narratives, alors que le plan qui fait tableau et s'ordonne à un centre logique se referme sur soi au contraire. Elle excite également le potentiel relationnel interne au plan. La caméra en travelling avant, coupant aux jarrets, s'attache littéralement aux pas de Johan se hâtant au rendez-vous amoureux à travers champs. Ce qui met en valeur une végétation dense et riche d'herbes fleuries où le pied doit s'ouvrir un passage. Un échange intense, à la fois visuel et sonore, s'effectue entre le pied actif et ce milieu fécond, métaphore de la passion amoureuse qui va se concrétiser en fin de parcours sur des jambes féminines comme offertes sous la robe légère hors-champ.
   Mais le mode de cadrage peut aussi transformer une scène apparemment autosuffisante en une unité dynamique du tout, par tension et attraction, ou opposition. La fameuse symétrie soumet la complexité au calcul simpliste de l'espace écranique, de même que le centrage accentué d'un personnage, comme s'il était prisonnier d'un cristal : figures du véritable principe du mal, qui est dans le règne des esprits sclérosés, engendrant la normalisation mortelle à l'amour. Le mal n'est donc pas du côté représenté de l'adultère, ni des forces occultes qui le sous-tendent, mais de la normalisation figurée par le cadrage, qui falsifie notamment le sens sacré de la sexualité. Il n'est pas, ce mal, dans la réalité mais dans le traitement qui en est fait.
   Esther encore vivante traite Marianne de pute, puis la remercie en ressuscitant. Ce n'est pas l'adultère qui s'est aboli, mais la vision étriquée de sommaire exécution verbale de l'amoureuse passionnée.
   Tout se passe comme si la vérité devait procéder du matériau. Les choses s'indiquent d'elles-mêmes, comme par exemple les saisons qui défilent sans être explicitement désignées. La porte de la grange s'ouvre soudain sur un paysage blanc de neige, rappelant qu'à s'écouler imperturbablement derrière les apparences de l'image, le temps donne substance au drame en même temps qu'il est promesse de dénouement.
   Le plan fixe prolongé avec entrées et sorties de champ présentifie le hors-champ déjà fortement affirmé par les sons qui en émanent (tenant lieu de musique d'accompagnement, Dieu merci !), ceci comme puissance au travail, qui va transformant, inlassablement les données d'un monde où tout se tient. La route rectiligne de terre rouge parcourue en voiture a, contrairement au bitume, une profondeur malléable solidaire de la ferme avec ses habitants et leur généalogie inscrite dans la mémoire de l'histoire et des mythes. Les personnages sont enracinés dans un monde à la fois naturel et culturel, correspondant à l'ordre même du matériau langagier, où tout est à égalité, la valeur des choses représentées en tant que telles devant s'annuler pour se faire librement combinables.
   Le panthéisme matérialiste de Lumière silencieuse, cette soumission des contenus sensibles à une puissance invisible n'est donc rien d'autre que la manifestation du jeu d'écriture dont le récit n'est que le prétexte.
   Qu'Esther, dont l'insoutenable souffrance morale détruit le c
œur physique, s'isole en larmes sous la pluie, c'est appuyée contre un arbre dont le tronc se divise en deux jambes féminines disjointes, la main posée à l'emplacement de la vulve qu'une feuille plaquée formant lèvre fait palpiter sous la pluie. Le sexe certes, mais panthéistique, inconcevable sans l'amour qui le relie via la nature sous la pluie fécondante à la totalité spirituelle.
   Voilà comment le récit procède du matériau et non l'inverse. Il ne s'agit pas de nourrir un scénario préexistant, mais, à partir d'une situation intenable, de laisser la substance langagière du film elle-même générer un cheminement résolutoire.
   Le 7e art n'est donc pas mort. Sont désormais dignes de la relève d'un Bresson ou d'un Tarkovski des réalisateurs comme Béla Tarr ou Carlos Reygadas.
   Il est regrettable que la critique de presse, tout en se donnant bonne conscience à reconnaître ces valeurs, décourage d'un autre côté le public en recommandant ténacité et persévérance aux projections. Deux qualités antinomiques au plaisir du spectateur, de plus en plus enclin, car poussé de tous côtés vers elle, à la facilité. 29/06/09
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