CINÉMATOGRAPHE 

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Carlos REYGADAS

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Post Tenebras Lux Mex.-Fr.-NL. 2012 110' ; R. C. Reygadas ; Ph. Alexis Zabe ; Son Gilles Laurent ; Mont. Natalia Lopez ; Pr. Arte France Cinéma, The Match Factory, Mantarray Productiones, No Dream Cinema, Topkapi Film ; Int. Juan (Adolfo Jiménez Castro), Nathalia (Nathalia Acevedo), Rut et Eleazar (Rut et Eleazar Reygadas), Willetalio Torres ("Le Sept").

  

    Juan, Nathalia et leurs tout-petits, Rut et Eleazar, vivent dans une maison isolée en pleine nature avec leurs chiens. Des autochtones sont employés à l'entretien. Parmi eux, le Sept, est un de ces hommes à tout faire alcoolique et drogué, en conséquence abandonné par sa femme et ses enfants. Par amitié pour Juan, le patron, qui est violent et a recours à la pornographie pour stimuler sa vie sexuelle, il le présente au groupe d'accros anonymes (d'où le pseudonyme "Sept") auquel il vient confesser son vice dans une barraque perdue dans la nature.
   La petite famille étant sur la route des vacances, Nathalia soudain réalise qu'elle a oublié des bagages à la maison. Juan au volant fait demi-tour, laissant femme et enfants dans une auberge où se trouve être, attablé en famille, Jarro, l'homme de confiance censé surveiller la maison. Ralliant seul son domicile, Juan tombe sur le Sept occupé à chaparder du matériel avec un comparse. Dans la lutte qui s'ensuit le Sept tire sur son patron. Grièvement blessé au poumon, celui-ci succombera après avoir été soigné par Nathalia à la maison. Entretemps le Sept a retrouvé femme et enfants avant de se voir définitivement abandonné. Sans doute inspiré par le remords il cherche à revoir Juan, qui vient de mourir. Il se suicide en s'arrachant lui-même la tête.

       
   Être sifflé à Cannes comme Bresson, Tarr ou Tarkovski... C'est plutôt flatteur non ? C'est le cas de Reygadas pour Post Tenebras Lux. "To get hissed or not to get hissed, that is the question." (Shakespeare).
   Ce qui peut incommoder les siffleurs - qui voudraient du tout-cuit quand il s'agit de différance, est la complexité apparente résultant du refus de la logique du récit classique. Car le synopsis ci-dessus est une construction qui ne tient nullement compte de l'indépendance foncière des instants relativement à la finalité narrative. Comme l'indiquait Reygadas dans une interview, il s'agit de capturer la présence, autrement dit, une durée non téléologique. Ceci notamment par l'intensité d'une synesthésie, accordant couleurs et sons, ressentis comme tributaires de la composition de l'air et de l'heure du jour. Ainsi les couleurs sont-elles travaillées pour ne pas sauter au yeux et se donner comme ensemble. De même que la multiplicité des sons, proches et lointains, se résout en un monde sonore qui forme bloc, tenant sa pureté du caractère acousmatique. C'est pourquoi aussi la voix hors-champ remplace le contrechamp dans le dialogue en plan fixe : séparée de sa source à l'image, elle acquiert une qualité indépendante de toute construction séquentielle. 

   Il ne tient pas davantage compte, le synopsis, de l'intercalation de séquences en apparence totalement étrangères aux données mais pouvant s'inscrire dans une velléité du devenir. 

   Par deux fois, après le générique de début et à la suite du traumatisme de l'abandon définitif de Sept par sa femme à la fin, un diable rouge d'animation incrustée, une boite à outils à la main, visite avec de comiques précautions la maison nocturne endormie. Seul Eleazar est debout dans sa chambre, sans doute face à l'apparition, moins terrible qu'énigmatique car ludique, en contrechamp.

   Des adolescents anglais disputent un match de rugby sur deux séquences abruptement incises, la première à 29', la deuxième concluant le film. 

   Accompagnée par Juan, Nathalia nue se livre à un inconnu dans un hammam français échangiste.
  À 44', un propriétaire terrien loue les services du Sept pour abattre à la hache un arbre centenaire, uniquement afin de nuire à sa sœur qu'il menace en outre d'assassiner. 

   Sur une barque propulsée à la perche, une chasse nocturne aux oiseaux aquatiques fait suite aux coups de feu qui terrassent Juan. 

   Autant de juxtapositions qui, certes, ne sont pas innocentes et donnent le mode d'emploi de la libre lecture requise. 

   Certaines de ces séquences intempestives sont même encore plus libres de paraître contradictoires avec ce que l'on croit pouvoir comprendre : le meurtrier qui rend visite à sa victime et, à 30', la présence de Juan, censé être mort depuis longtemps, à un Noël futur, les enfants étant beaucoup plus grands. 
   À vrai dire c'est plus structuré que ç'en a l'air. Ces incises, qui pourraient se dire flottantes, peuvent alors jouer le rôle de libres figures dans une structure lâche, comme d'un présent travaillé de corrélations aléatoires. La séquence d'ouverture pré-générique est dédiée à Rut trottinant dans un décor montagneux à demi-sauvage, parsemé de grandes flaques d'eau et parcouru de chiens, vaches, chevaux. La petite en équilibre instable sur ses jambettes, au son des cris animaux et du tonnerre lointain, tente l'approche des bêtes en les nommant, jusqu'au soir déchiré d'éclairs, clamant dans le noir Papa ! Rut ! Eleazar ! Maman ! Cette séquence détachée, dont le déroulement s'achève avec le jour ouvre le film comme un monde encore en formation, mais compromis déjà par l'apparition du langage. Celui-ci marque la fin de l'innocence en dissociant
l'homme de la nature muette. Eleazar, l'aîné, qui découvre ou pressent le diable, est déjà au bord de la corruption.
   Exemplaire est l'abattage de l'arbre centenaire. Le Sept y résiste mollement. Pour gagner sa vie, en effet, il ne faut pas être regardant sur les conséquences ultimes et globales du travail rémunéré : critique politique en filigrane de l'effet désastreux du libéralisme économique. Ce personnage est un élément clé du film. En tant que membre de ce petit peuple mexicain abondamment représenté dans le film, tel Jarro l'homme de confiance et tel le propriétaire de l'arbre (menaçant de tuer sa sœur, "même dans le dos"), il illustre le déracinement résultant de la rencontre avec le monde occidental. Dès l'ouverture,
conjonction destructrice, il chevauche sa mule dans la montagne sauvage muni d'une tronçonneuse thermique, avec laquelle il va déjà occire un arbre. La mort de Juan est une conséquence de la névrose due à ce clivage. L'homme malheureux avait tiré sur un ami pour un dérisoire avantage matériel. En quête probable d'apaisement de conscience il rend visite à sa victime. Mais elle est déjà dans la tombe. L'impossibilité du pardon inspire ce geste impossible, à la mesure du désir de rémission d'une faute trop lourde à porter, d'arracher à mains nues sa propre tête. L'irréparable, c'est la présence imaginaire de Juan à la Noël du futur, d'un pathétique sans pathos. Ce n'est pas pour rien, non, que le diable incrusté tient à la main une boite à outils !
   Cette dissociation se fait jour d'autre manière, dans la cruauté de Juan à l'endroit d'une jeune chienne. Sa libido comprimée engendre envers la femme
une violence qui se manifeste dans des paroles lui déléguant sa propre violence en l'accusant de vouloir "tout foutre en l'air". Mais l'être de langage étant celui qui peut opérer des déplacements d'objet, la violence physique est détournée sur la femelle canine. C'est encore la nature qui en pâtit. Le langage est ce qui rend l'être vivant responsable de sa survie, dont il lui faut inventer les modalités, alors que l'animal est porté par l'instinct. L'homme met le monde en danger à mal user de sa liberté. Son salut exige de retrouver la lumière après les ténèbres par lui générées. 
   Quant à Nathalia, elle devra pour apaiser ses chairs délaissées avoir recours
au sexe de substitution mais, en quelque sorte socialisé, légitimé dans le monde séparé du hammam échangiste. Encouragée par la communauté qui l'entoure, elle y est en effet assistée par une femme d'âge mûr, nue comme les autres, qui la tient maternellement dans ses bras pendant le coït jusqu'à l'orgasme. Autrement dit l'apaisement, fût-il très provisoire, requiert la puissance d'une structure communautaire. C'est le sens de cet apport en apparence hétérogène des séquences opposant deux jeunes équipes de rugby. La scène du hammam se déroule dans la "chambre Duchamp", cet artiste qui sut rompre avec tous les codes artistiques. Elle se veut, en tant que telle, expérimentale. Un match de rugby eût aussi bien fait l'affaire nous suggère, en un humour à la Duchamp, l'irruption de cet autre genre de communauté.  

   Après la séquence du Sept à la tronçonneuse succédant au générique suivi de l'apparition diabolique, le réveil de la maisonnée inaugure une séquence d'exposition. "Comment s'appelle ta maman ma chérie ? - Nathalia !" répond Rut à la question de sa mère, qui la porte sur le lit au père, Juan, que l'on découvre alors, à peine réveillé. Survient ensuite Eleazar qui balance sa couche de nuit à travers le cadre, tandis que Nathalia, hors-champ, clame : "Eleazar est parmi nous !". Puis toute la famille se retrouve sur le lit parental. Mais il reste quelqu'un à l'extérieur. De la terrasse, Juan interpelle Jarro, l'homme de confiance occupé au fond du terrain et qui va s'avérer, par trahison, être un des facteurs de sa propre mort. L'excuse invoquée pour l'abandon de son poste, la crise de diabète de sa mère, est en effet démentie par la présence de celle-ci à la table de l'auberge où Juan laisse Nathalie et les enfants.

   Le pré-générique cependant s'est avéré n'être qu'un rêve de Rut. "Tu as rêvé d'animaux" lui dit sa mère. En tant que tel il se détache comme un paradis perdu, mettant en relief le drame qui lui succède tout en lui opposant le miracle de l'hominisation, supposant tout, toujours, à réévaluer. Post Tenebras Lux évoque l'éternel retour nietzschéen, réévaluation incessante à l'aide du passé ouvrant sur la lumière que recouvrent les ténèbres de l'inévitable aveuglement humain. Retour auquel se livre Juan sur son lit de mort en évoquant son enfance, et pour lequel il a fallu rien moins que le choc de la blessure mortelle.  
   Nonobstant les séquences incises et les effets spéciaux, la suite du récit est parfaitement logique. Départ en voyage, retour en catastrophe, découverte de la trahison puis du vol, meurtre,  etc. Il y a donc bien, du prologue au dénouement en passant par l'exposition et le nœud, récit, mais distendu par les développements non fonctionnels constituant le principe de la dimension méditative du film, réfractaire à la lecture littérale des siffleurs cannois. Or même les segments supposés fonctionnels, on l'a vu, sont conçus comme des événements, des accidents de la trame du temps, "captation de la présence" selon Reygadas, et non soumission au télos. Ce, sans verser dans un naturalisme naïf qui voudrait que l'enregistrement soit le reflet véridique de la chose réelle. La vérité cinématographique n'est pas dans le déni de l'artifice au nom d'une transparence supposée. Elle est au contraire dans l'intégration à la chose filmée
de l'artifice qui la médiatise. En usant d'une lentille irisant les bords de l'image, l'artiste entend nous avertir qu'incommensurable au réel, l'image est forcément toujours incomplète. Dès qu'un mobile, net au centre, se dirige vers les bords du cadre en plan fixe, son image commence à s'irréaliser comme d'une transition à l'indécidable du hors-champ. À la différence d'un 16/9, le format 4/3 affiche le cadre en tant que tel et non comme simple limite de l'image, non seulement de rompre avec les codes en vigueurs, mais aussi comme s'accordant à la verticalité du paysage montagneux, auquel il participe en tant qu'artifice.

   Tout est donc fait pour désancrer l'image et le son de l'illusion naturaliste, jusqu'à les purifier du halo affectif qui les hypothèque dans le langage ordinaire. En s'extasiant sur la beauté des images en soi, parfois par concession rhétorique annonçant un dénigrement en règle, une certaine critique pratique un fétichisme de l'image totalement contraire à leur nature différentielle. La juxtaposition des segments filmiques ainsi neutralisés offre au spectateur, davantage que la construction clé en main attendue, une boite à outil, qui se retrouve comme un clin d'œil dans la main du diable. D'où les sifflets, dont il faudrait donc davantage s'inspirer à rebours pour l'attribution des médailles. 01/05/19 Retour titre