CINÉMATOGRAPHE 

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Béla TARR
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L'Homme de Londres (A Londoni férfi) H.-It.-All.-Fr. 2007 132’ ; R. Béla Tarr et Ágnes Hranitzky ; Sc. B. Tarr, Laszlo Krasnahorkai, d’après Simenon ; Ph. Fred Kelemen ; M. Mihály Vig ; Pr. Humber Balsan, Christoph Meyer-Wiel, Gábor Téni, Joakim von Vietinghoff ; Int. Miroslav Krobot (Maloin), Tilda Swinton (Mme Malouin), Eríka Bók (Henriette), Ági Szintes (Mrs Brown), János Derzsi (Brown), Istvan Lenart (Molisson), Kati Lázár (la bouchère), Gyula Pauer (Tapster).

   De la cabine vitrée montée sur pilotis où il exerce nuitamment le métier d’aiguilleur du port pour la navette ferroviaire, Maloin surplombe un navire à quai où deux hommes passent en fraude une mallette, puis assiste de loin à leur altercation sur un quai retiré, se soldant par la noyade de celui qui tenait la mallette.
   Le cheminot muni d’une gaffe va repêcher celle-ci à l’abri des regards et la remonte dans sa tour. Elle est bourrée de coupures de livres anglaises qu’il met à sécher sur le poêle. Au matin en allant au café-hôtel où il a coutume de jouer aux échecs avec le patron, Maloin croise le meurtrier.
   Pour rentrer chez lui il passe par la boucherie où sa fille Henriette est  forcée de faire le ménage en dehors de ses attributions. Pire, nettoyer le sol carrelé en minijupe le dos à la porte toujours ouverte entraîne l’exposition de ses fesses aux passants. Il va se coucher mais réveillé en pleine nuit il se prend à regarder par la fenêtre en contrebas d’où l’Anglais se trouve observer ses fenêtres. Ce qui, étant contradictoire avec la profession d'aiguilleur de nuit, relève peut-être du rêve. Au souper il témoigne une humeur de chien dont Henriette, défendue par sa mère, fait les frais.
   L’Anglais en quête de la mallette engloutie au moyen d’une barque est visible de la tour d'aiguillage la nuit suivante. Maloin le retrouve au café le lendemain matin en compagnie d’un certain Molisson, inspecteur de police britannique, informant celui qu’il appelle Brown, qu’on le soupçonne vu ses inégalables talents d’acrobate, d’avoir, avec l’aide de son complice Teddy, dérobé l’argent de la vente du théâtre de son patron, Mitchell. Ce dernier accepte de passer l’éponge et même de dédommager le voleur s’il restitue le butin. Brown parvient à s’échapper de l’hôtel.
   Maloin prélève à la maison des billets de banque dans la cassette du ménage. Résolu à retirer définitivement Henriette de son travail il doit l’arracher aux mains de la bouchère. Il offre à sa fille une étole de fourrure puis ils vont déguster un petit verre au café-hôtel où le patron conte à une prostituée la fuite de Brown, parti sans payer sa note. Le père étrangement prodigue essuie une fois rentré la colère de sa femme.
   Il peut constater la nuit suivante que l’enquête de Molisson progresse. Celui-ci a ordonné à un policier de lancer une bouée depuis le bateau sur le quai, le geste même du voleur avec la mallette. Comprenant que son poste d’observation privilégié l’implique, Maloin fait chauffer un récipient d’eau sur le poêle de façon à embuer les vitrages. Molisson survenant est dupe de la ruse. Derrière les vitres qu'il essuie on assiste au repêchage par la police du cadavre de Teddy.  
   Au bar où se trouve derechef Maloin, Molisson a fait par mer venir Mrs Brown. Il lui explique qu’elle doit l’aider à retrouver son mari pour qu’il touche l’indemnité et bénéficie de sa bienveillance. Le jour suivant, Henriette annonce à son père qu’elle a enfermé un homme surpris dans la cabane du matériel de pêche. Recommandant le silence à sa fille, Maloin s’y rend muni de la clé et d’un filet à provision garni.
   Mais c’est meurtrier de Brown qu’il en ressort. Il va se dénoncer et rendre la mallette à Molisson. Talonnés par 
Mrs Brown qu’on ne peut retenir, ils se rendent sur les lieux pour y constater la présence du cadavre. L’inspecteur de retour à l’hôtel prélève des coupures de la mallette pour les glisser dans deux enveloppes qu’il remet respectivement à Mrs Brown, trop immergée dans son malheur pour y prêter attention et à Maloin interdit, s'entendant dire qu’il était en légitime défense et qu’il doit être dédommagé de ces épreuves.

   Ce qui change du roman éponyme, c’est la neutralisation du telos narratif. La logique de l’intrigue policière exigeait une conclusion ad hoc, punition rédemptrice ou dette d’impunité. Chez Simenon, Maloin est condamné à cinq ans : tribut de l’attraction tonale du genre, constituant un stéréotype qui est déjà un obstacle à la liberté nécessaire à la vérité. Même à supposer à cette fin convenue une ressemblance avec quelque semblant de vérité, la société y dépossède le protagoniste d’une conscience prise dans l’étau de la loi impersonnelle, indifférente à la véritable question de la dignité humaine qui le tourmente. Pour tout dire, la distance entre le film et le roman est telle que ce dernier apparaît au fond comme un  pur prétexte, et c'est heureux pour la filmicité.
   La première force de ce film copieusement sifflé à Cannes tient donc à ce qu’il fait droit à ce qui est hors mesure. Les récompenses en argent sont incommensurables avec la douleur de 
Mrs Brown et le choc moral subi par Maloin. Citoyen humble et rangé d’une petite ville portuaire, il est d’abord pris au vertige de la manne interdite, qui l’arrache imaginairement à sa condition. L’homme conforme à la morale publique y trouve l’énergie d’une révolte se concrétisant d’abord par le besoin de hisser sa fille au-dessus de la médiocrité résignée. Cependant le meurtre involontaire commis provoque en lui un trouble impossible à surmonter. En se livrant il espérait un apaisement ; mais tombe sur un flic humain. Ce qui le ramène au maelström de sa conscience. Et pourtant c’est aussi une chance de se reconstruire mieux sur la base de l’amour du monde imprégnant la façon dont apparaissent choses et êtres dans le film. 
   Ces considérations ne sont pas un autre scénario déduit du premier mais ce qui émane du jeu opaque et rétif de l’image filmique sonore. Il faut expliquer aux oiseaux siffleurs cannois qu’un film digne de ce nom n’est jamais à prendre à la lettre comme système de représentation limité à l’esthétique du contenu immédiat, ni même comme répondant à des attentes cinéphiliques, car aventure unique. Qu’on doit l’aborder avec confiance afin que peu à peu l’étrangeté rebutante, l'agaçante lenteur, la monotonie soporifique, trouvent leur nécessité comme opérateurs d’un sens diffus dans un tout nécessaire. La seule excuse étant qu’un festival international n’est guère propice à la méditation requise.
   Car L’Homme de Londres  est un des très rares films de l’histoire du cinéma à pouvoir se qualifier de cinéma pur. À savoir, les composantes y sont indissociables : script, matériau inerte ou animé, cadrage, mouvements de caméra (et l’on me sait pourtant méfiant envers cet artifice en général), lumière, son, esthétique, éthique, musique même (adversaire déclaré en général de la musique "de fosse", je dois pourtant ici m'incliner) sont une seule et même chose. Le premier principe d’unification en est la vision intérieure du protagoniste, ceci non au sens optique du terme seul connu des volatiles de la Croisette en 2008, mais ontologique, selon les dimensions sensorimotrice, imaginaire et affective de l’épreuve de l’Être. Ce n’est pas la rétine mais le dos massif aussi bien que le crâne dégarni qui constituent la couche sensible où s’enregistrent les manifestations de la réalité environnante.
   Ainsi les mouvements de caméra sont-ils absurdes à s’en tenir à la fonction informative. C’est qu’ils se composent d’une pluralité d’intentions plus ou moins congruentes, en tout cas non soumises à la simple logique de la description extérieure. L’homme qui égaye sa veille solitaire de quelque petit verre fouille la nuit du regard et tend l’oreille. Chaque instant de sa durée à la fois perceptive et intime est susceptible de s’abîmer dans quelque rêverie, réminiscence, doute ou inquiétude. Debout, il a conscience des organes qui soutiennent son corps. On devine d’abord les pieds sous la table contre les gaines verticales des timoneries d’aiguillage. Puis panoramique ascendant passant derrière une épaule, le col relevé du caban, la tête à profil perdu, comme s’il était tout entier l’âme derrière l’œil à facettes du vitrage de cet observatoire. Un pas lourd sur plancher se fait entendre et le port nocturne déroule ses quais dans les justes règles du pano-travelling. Mais soudain, plan fixe puis défilement en sens inverse à l’avant-plan flou des montants du vitrage, le quai restant fixe, comme si c’était maintenant la cabine qui tournait sur son axe, trouble cognitif restituant au monde intérieur ses droits.
   Le spectateur est donc privé de la flèche narrative anticipatrice qui, le reportant toujours plus avant, anesthésie les deux sens requis au cinéma. Il est convié à déchiffrer l'énigme d’une présence, d’une respiration, d’une position déterminée comme foyer d'un point de vue plus ou moins flottant au sein des rumeurs du paysage maritime et ferroviaire, dans un lieu particulier traversé d'ondes sonores indistinctes qui sont autant de figures du questionnement.
   Ce n’est pas non plus l’appareil optique naturel qui peut restituer la structure profonde des choses dans leur nudité, mais le sentiment intérieur actif de leur puissance existentielle. La texture du caban, les couches successives de laine tricotée, de pilou à carreaux et de jersey de coton protégeant la peau, le grain de l’épiderme durci, le réseau des rides sillonnant le visage, tout comme les gouttes d’eau criblant le vitrage, l'éclat de l'asphalte humide du quai sous la lumière électrique, la présence muette de la ville mal éclairée, les écaillures du bois de la cabane ou les cassures de la roche taillée où s'ouvre le chemin de la cabane, et jusqu’au noir substantiel de la pellicule. Car il y a une unité de la matière façonnée par l’homme, témoignant d’une puissance inséparable du protagoniste, y baignant à la faveur du plan séquence dont elle tire sa consistance. Telle qu'elle se présente dans cette dure nudité jamais achevée, elle appartient à tout un chacun. Elle souffle à Maloin jusque dans le désespoir qu’il dispose de cette même puissance et qu’il suffit de se mettre au travail pour se reconstruire vers le mieux-être, soit, l'émancipation.  
   À peine trois dizaines de plans séquences (« interminables ! » entend-on croasser) sont autant de modes d’accès appropriés à la rumination intérieure résultant de l'appréhension subjective des choses et des événements qui peu à peu intègrent le tout spirituel du film. La lenteur de la caméra est parfois extrême et tremblée. Elle tient de la temporalité de l’imprégnation et du mûrissement que teinte la douceur du thème musical répétitif à l’accordéon ou au piano, au léger goût d’amertume consentie dans la chaleur d’une communauté tributaire des humeurs de la mer. Ce que  souligne ce vieux pêcheur attablé au café-hôtel devant une écuelle de brouet où plonge et replonge la cuiller à soupe.
   Mais cette quiétude des travaux et des jours, marquée dans le plan séquence par d'autres niveaux rythmiques tels que l'entrechoc des boules de billard au café, est brisée à intervalles par le rythme obsédant de la colère et de la fougue sous le joug : danseurs du café marquant le pas au son de l’accordéon, rebonds d'un ballon dans la ruelle, mécanisme d’horloge en gros plan sonore durant le sommeil de Maloin, coups répétés du hachoir du boucher, manettes de commande d’aiguillage actionnées alternativement et en accéléré dans le désarroi.
   Car en art, le tableau le plus noir a toujours structure de résilience sous peine de se résoudre stérilement en pathos compassionnel. En tout état de causes, la temporalité est faite d'un entrelacs rythmique aussi palpable que l'effet optique exacerbé des matériaux inertes et animés.
Voilà un univers intensément substantiel et gros de ressources inassignées mais disponibles pour faire reculer l'impossible.
   Dénudant un monde falsifié, l’artiste a pour mission de fournir les moyens spirituels de réinventer celui-ci pour le reconnaître dans sa vérité et y reconstruire indéfiniment les conditions d’une existence humaine en transvaluant les valeurs. Mais sachant que le langage est totalement impuissant à la représentation vraie, il façonne son matériau de façon à extérioriser ce qui se refuse aux codes pratiques de la communication.
   Il semblerait donc que, n’ayant pas rencontré dans ce film les traits du bon vieux code des familles, nos zozos se soient émus de ce qu’ils tenaient pour mystification, dans la terreur d'être tenus pour les nigauds qu'ils sont.
13/10/10 Retour titres