CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Andreï ZVIAGUINTSEV
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Léviathan (Левиафан) Rus. VO 2014 140' ; R. A. Zviaguintsev ; Sc. Oleg Negin et A. Zviaguintsev ; Ph. Mikhail Krichman ; M. Philip Glass ; Pr. Non Stop Production ; Int. Alexeï Serebriakov (Kolia), Elena Lyadova (Lilia, sa femme), Vladimir Vdovitchenkov (Dmitri, l'avocat), Sergueï Pokhodaev (Roma, fils de Kolia), Roman Madianov (Vadim Cheleviat, le maire), Alexeï Rozin (Pacha, policier), Anna Ukolova (Angela, son épouse et amie de Lilia), Sergeï Bachurskiy (Stepanych, chef de la police routière).

   Kolia est sous le coup, manigancé par le maire mafieux Cheleviat, d'un arrêté d'expropriation pour utilité public de sa maison avec atelier de mécanicien au bord de la mer de Barents. Son ami Dmitri, avocat à Moscou, accourt avec un dossier accablant sur Cheleviat. Se recommandant, de plus, prétendument d'un haut dignitaire moscovite il exige un dédommagement en rapport avec la valeur réelle du bien. Fortement ébranlé, Cheleviat est encouragé par l'évêque à ne pas céder. Entretemps Dmitri a séduit Lilia, l'épouse de Kolia, qui les surprend et les brutalise. Après avoir dans un coin désert subi un simulacre d'exécution sommaire par Cheleviat, l'avocat, que Kolia considérait comme son frère, rentre à Moscou la queue basse. Lilia revient à Kolia qui, ce à quoi se refuse son fils Roma, s'efforce de pardonner mais en sombrant dans l'alcool. Incapable de surmonter ces épreuves, sa femme se suicide en se jetant dans la mer où l'on voit s'enfoncer un dos massif évoquant le monstre marin du titre. Kolia est accusé de meurtre. Grâce au témoignage de ses amis policiers, il est condamné à quinze années d'emprisonnement. Angela, l'amie de Lilia, et son époux policier, Pacha, adoptent Roma, et touchent l'argent de l'État. Une nouvelle église où officie l'évêque est édifiée sur le site rasé de la propriété extorquée.    

   Le Léviathan, figure biblique et référence à Hobbes, représente le pouvoir souverain. Celui-ci suggéré comme solidement ancré depuis la préhistoire géologique à en juger par l'apparence des rochers affleurant à la surface de l'eau, tout en se prolongeant à travers l'histoire ultérieure en prenant la forme réaliste d'un squelette de baleine puis analogique de carcasses de bateau. Ce à quoi la beauté austère de ce décor outre cercle polaire ajoute la note crépusculaire d'une impuissance et d'une résignation.
   La question du rapport du pouvoir civil avec l'individu qui, par nature démuni et incapable de se gouverner pactise avec la rationalité froide de l'État, se ramène ici à l'écrasement du citoyen par des responsables corrompus. Le mythe du Léviathan semble l'emporter sur la philosophie politique.
   La descente aux enfers de Kolia est le constat désespéré d'une fatalité. De sorte que l'alcool n'est pas dépravation comme ont pu le prétendre des nationalistes, qui y voyaient une insulte à l'image de la Russie, mais l'expression de l'impuissance de l'individu confronté aux sphères du pouvoir dont les intérêts le broient. 
   Ce qui amène l'auteur à s'attaquer courageusement à la volonté poutinienne de restauration d'une image de la Russie inspirée de l'empire tsariste, au moyen de l'alliance d'une élite politique sans scrupule avec l'Église.
    La noirceur absolue du tableau ne laisse cependant d'autre possibilité que d'indignation. Indignation pieuse quand on est amené à se fixer sur un personnage odieux à souhait et à s'identifier au malheur de ses victimes.
   Une direction d'acteur aussi remarquable est à cet égard périlleuse. Le langage du cinéma est un artifice prenant fondamentalement appui sur l'impression de réalité. Un artifice soumis, paradoxalement, à la caution du réel. À ce titre il incombe à l'acteur de ne pas se contenter d'entrer dans son rôle, mais d'accorder à celui-ci le tribut d'invraisemblance qui est la marque du réel. Gageure insurmontable par soi-même. C'est donc au réalisateur à tirer ainsi hors de lui-même l'acteur afin d'arracher ce quelque chose du réel, du corps vivant qui va donner à l'artifice sa légitimité.
   Mais
c'est le plus souvent ici en enfonçant le clou qu'on cautionne. La direction d'acteur consiste alors à fabriquer une véridicité renforçant la fiction. La douleur affichée sur le visage de Lilia est directement commanditée par la nécessité d'un Cheleviat haïssable. Le spectateur n'a d'autre issue que de prendre en grippe une silhouette pelliculaire, la fragile trace d'une fiction absolue.
    On voit que l'indignation est stérile si elle n'ouvre pas la voie aux ressources permettant au moins de resituer le drame dans les conditions du devenir et de l'événement. 
   Il est de la fonction de l'écriture d'engendrer un libre flottement en désontologisant les données
thématiques. Au spectateur de s'en arranger en réévaluant les valeurs.
   L'écriture en effet n'est pas soumise à l'anthropomorphisme de la représentation. Elle procède selon les lois du langage. Ce qui manque à ce film par ailleurs bien construit au point de vue narratif, défendant brillamment sa cause, c'est une économie jouant sur le cadre, le montage, le son, le hors-champ, bref l'ordre filmique en tant qu'indifférent a priori à la faiblesse humaine, qui génère la soif du pouvoir et la soumission à elle complémentaire. Alors seulement peut se déployer un problème qui ne contient pas d'avance ses propres solutions. Problématiser et non prêcher. 31/07/18 Retour titres