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Akira KUROSAWA
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Les Sept Samouraïs (Sichinim no Samuraï) Jap. VO N&B 1954 193' ; R. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Shinobu Hashimoto, Hideo Oguni ; Ph. Asakazu Nakai ; M. Fumio Hayasaka ; Pr. Toho ; Int. Takashi Shimura (Kanbei), Toshiro Mifune (Kikuchiyo), Yoshio Inaba (Gorobei), Seiji Miyaguchi (Kyuzo), Minoru Chiaki (Heihachi), Daisuke Kato (Shichiroji), Ko Kimura (Katsushiro), Kamatari Fujiwara (Manzo), Kuninori Kodo (Gisaku), Bokuzen Hidari (Yohei), Yoshio Kosugi (Mosuke), Yoshio Tsuchiya (Rikichi), Keiko Tsushima (Shino), Toranosuke Ogawa (l'Ancien).

   Au XVI
e siècle, sur l'avis de l'"Ancien", un village rançonné par une bande de quarante brigands décide pour se battre d'engager des rônins, c'est-à-dire des samouraïs sans emploi. Rikichi, Mosuke et Yohei se rendent à la ville où ils essuient d'abord le refus indigné des intéressés, en raison du maigre salaire offert : trois bols de riz par jour. Ayant découvert que les villageois, eux, doivent se contenter de millet, Kanbei Shimada, un guerrier admiré pour des exploits dont a été témoin le trio, accepte. Sous sa direction, sont engagés sur épreuve, le sagace Gorobei, Shishiroji, ancien compagnon d'arme de Kanbei, Kyuzo, escrimeur perfectionniste et taciturne, Heihachi Hayashid, virtuose de la hache, son gagne-pain de coupeur du bois, puis sur l'insistance des paysans, Katshushiro, qui s'est mis par admiration au service de Kanbei, bien que celui-ci le jugeât trop jeune pour le combat. Il reste Kikushiyo, faux samouraï fantaisiste et fanfaron, qui a été démasqué et s'obstine à les suivre à distance sur la route du village.
   Finalement les six se laissant fléchir, il fera le septième. Entre-temps les villageois font part à
l'Ancien du risque pour leurs filles de la présence de vigoureux Samouraïs. Celui-ci les raille de façon imagée : "on se soucie de sa barbe [allusion grivoise] alors que sa tête ne tient qu'à un fil". Néanmoins, filles et femmes jeunes doivent se cacher. Manzo pour sa part coupe les cheveux de sa fille Shino, qu'il force à se déguiser en garçon. Les villageois sont tellement froussards que le village est déserté à l'arrivée des Sept.
   Après les excuses de l'Ancien cependant la défense s'organise. Le village est protégé par des barrières et l'on creuse des douves. Les paysans s'initient au combat. Les Samouraïs sont amenés à s'intéresser à la vie de la communauté, notamment pour maintenir le moral. Le riz est partagé avec les enfants qui se régalent aussi des pitreries de Kikushiyo. Une idylle se noue entre Katshushiro et Shino, dont la féminité s'est trahie. Trois éclaireurs des brigands surpris sont liquidés.
   Guidés par Rikichi, qui dissimule un douloureux secret, les Samouraïs font une expédition nocturne à la forteresse du Pic de l'Aigle où vivent retranchés les rançonneurs, mettent à feu leurs maisons et sabrent les fuyards. Une jeune femme sort tranquillement mais se précipite dans la fournaise à la
vue de Rikichi : son épouse jadis enlevée et préférant à la honte la mort. Heihachi est fauché par une balle d'arquebuse.
   Après le massacre, les bandits survivants attaquent à cheval le village dont la résistance surprend sans jamais décourager. Kyuzo est chargé de récupérer une des arquebuses. De retour avec l'arme, il annonce deux ennemis en moins. Katsushiro ne peut se retenir de lui témoigner son
admiration. La bataille décisive a lieu un jour de pluie. Il s'agit de laisser pénétrer un à un les cavaliers dans le fort pour les isoler et les éliminer. Quand il n'en reste plus que treize on les laisse venir tous ensemble. Les cavaliers, sabrés ou transpercés d'une flèche, s'effondrent dans la boue. D'autres désarçonnés sont massacrés par les paysans. Yohei est mortellement atteint d'une flèche. Gorobei meurt d'une balle à l'extérieur du village. Muni d'une arquebuse, le chef des agresseurs s'est embusqué dans une maison où sont réfugiées les femmes. Il abat ainsi Kyuzo puis blesse mortellement Kikushiyo qui voulait le venger et mobilise ses dernières forces pour le transpercer.
   Il ne reste plus un seul brigand. Les trois mercenaires survivants assistent aux
semailles qui se déroulent au rythme endiablé des tambours sur un chant psalmodié avec ardeur par Rikichi. Kanbei observe alors désabusé : "nous sommes les perdants. Ce sont les paysans qui ont gagné". En une image unissant pathétiquement vivants et morts, ils se plantent tous les trois face aux quatre tumulus des tombes de leurs compagnons héroïques. 

   Splendide monument bâtard de l'histoire du cinéma, tourné avec un budget colossal dans un lointain hameau de montagne au climat inclément, ce
jidai-geki (film en costumes) combine admirablement le talent artistique le plus raffiné aux procédés les plus grossiers. Kurosawa reste attaché au kabuki qui lui ouvre la voie du dépassement des genres par la stylisation. Kikushiyo ressemble à un jeune tigre folâtre et le visage de Yohei est presque toujours figé en une expression de terreur comique. Ingrédients de l'image épargnant le registre mélodramatique, dont l'excès de sérieux relève de la conception la plus fausse de la réalité humaine.
   Celle-ci requiert avant tout la distorsion, le paradoxe, la contradiction, voire l'oxymore, loin des naïvetés naturalistes. À ce titre, la musique d'accompagnement se trouve ici parfaitement justifiée d'instaurer un régime distancié ou ironique. Rappelons en effet que, s'agissant du langage, le faux ramène au vrai plus sûrement que toutes les vaines contorsions du mimétisme naturaliste. Certes, un remarquable travail de la caméra suggère une réalité spatiale tridimensionnelle appropriée au paysage de montagne. Les angles et la profondeur sont toujours combinés avec le mouvement d'appareil, qui accentue l'effet de relief : il faut en effet du mouvement pour doter un plan de l'illusion de profondeur. Mais cela contribue surtout à construire un univers magique, séparé du monde où l'action opère une extrême concentration à l'aide des forces de l'esprit, en l'occurrence l'obstination, ce motif central.
   C'est d'abord la qualité de la photo nocturne, où les êtres et les objets ne se noient pas dans l'obscurité mais se détachent au contraire avec une fine
netteté en des superpositions transparentes. L'antique forêt bordant le village se dresse comme une porte monumentale de royaume. Des effets nocturnes de profondeur de champ balisée par des bûchers de guet en soulignent la puissance. C'est par cette forêt que doit revenir de sa mission Kyuzo au petit jour. L'attente angoissée se traduit par le rideau de brouillard obstinément opaque en plan fixe. Avant de voir la silhouette tant désirée se dessiner peu à peu, c'est un son perçu d'abord par le seul Katsushiro (hypersensibilisé par dévotion) qui l'annonce. Un son hors champ donc, le rideau opaque jouant comme une séparation de plan, ce qui crée un hors champ supplémentaire derrière le champ, isolant radicalement le village du monde extérieur.
   La liberté poétique peut alors se donner libre cours, elle sera toujours plus vraie que le sérieux documentaire. Il y a un paysage entièrement ordonné à l'idylle de Katsushiro et Shino, par une luxuriance et une profusion florale d'un lyrisme
démesuré. Ou encore un décor épique associé aux mouvements de bataille. Non seulement des espaces se dégageant, mais des cadrages usant des lignes de force de la géométrie du cadre : notamment la diagonale comme support de ligne de fuite (composition quadratique).
   Une bande-son minutieusement réglée sur un monde sonore naturel est le complément décisif d'un tel univers, en ceci qu'en matière de son, le naturel est magique. Herbes couchées ou tourbillons de poussière sont des manifestations de l'invisible cause sonore qu'est le vent. Des chants d'oiseaux rendent palpable l'angoisse dans l'attente de l'offensive imminente ou de la survenue du héros. Les hennissements des chevaux mêlés aux rumeurs villageoises élèvent au plan sonore le thème de la mêlée, qui prend ainsi une dimension proche de l'enjeu spirituel de l'obstination. Celle-ci s'incarne encore dans le battement régulier du mécanisme du moulin donnant en outre une solennité intemporelle à l'antre de l'Ancien.
   L'économie du filmage est conçue de façon à condenser la matière narrative en la distribuant, avec une extrême netteté, dans le découpage temporel et spatial. Les inserts réguliers du dessin en gros plan où, sous le pinceau de Kanbei, sont cochés les symboles représentant les ennemis éliminés, disposent un limpide commentaire abstrait, imprimant un rythme proprement narratif de progression vers la
résolution finale.
   L'action proprement dite ne commence qu'après deux heures de projection (une heure pour le recrutement, une heure pour l'entraînement). À la fin, le rythme s'accélère de telle façon que la bataille décisive se déroule dans les cinq dernières minutes, tout en laissant l'impression, grâce au montage serré, d'une durée égale aux quarante premières minutes de l'offensive.
   Les plans très serrés de l'attaque des cavaliers permettent de lier intensément l'action au caractère hostile du terrain sous la pluie battante. L'enjeu des forces en présence prend alors sa véritable dimension épique. Après cadrage moyen du sabreur en garde ou du tireur bandant son arc, on passe au plan taille du cavalier puis au demi-corps inférieur de la monture se démenant dans la gadoue où ne tarde pas à choir lourdement la victime, avec une sensation vertigineuse de transgression de l'échelle hippométrique de la
chute. Le procédé se renouvelle comme s'il fallait au spectateur éprouver physiquement la lente progression du massacre.
   Les variations de grosseur présentent un caractère de nécessité sans faille. Le gros-plan par exemple est associé à une direction d'acteurs qui épargne de longs discours. En trois ou quatre plans, l'épouse de Rikichi a exprimé son malheur et son désir de
vengeance après avoir perçu le feu la première sans déclencher l'alarme.
   Enfin, le principe du raccord par vagues entraîne un rythme soutenu de renouvellement de l'action. Par exemple, un groupe de paysans massacre un ennemi. La caméra cadre en même temps le chemin désert situé au-dessus à l'arrière-plan. C'est là que déboule droite-cadre le cavalier suivant qui disparaît derrière une maison à gauche. Le groupe se précipite alors dans la direction pour le
cueillir.
   Voilà pour "splendide". Le bâtard quant à lui touche à cette fâcheuse tendance du réalisateur à s'occidentaliser, de sorte que le registre épique est adultéré (nullement plagiat mais trait de générosité chez Kurosawa qui, tout en étant profondément japonais était ouvert à toutes les cultures. N'éprouvant après la guerre notamment, aucune haine envers la censure des Américains, qu'il jugeait plus évoluée que celle de son pays). Les personnages principaux représentent une palette psychologique complaisante, propre à flatter une conception simpliste des rapports humains et à faciliter l'identification narcissique du spectateur.
   En témoigne un didactisme pour spectateur débile. Faut-il que deux personnages se jettent un regard complice
pour souligner qu'ils ont compris la même chose ? Dans le même ordre d'idées, la cause est en général lourdement soulignée, là où l'effet non seulement se suffirait amplement à lui-même, mais surtout serait émotionnellement plus intense. Tout est mis en place pour annoncer la mort de Kyuzo, dans un souci de préparation présupposant une hiérarchie du pathos en faveur du héros de Katsushiro : le personnage dorsalement bien mis en valeur comme cible par le cadrage d'une caméra pour le coup confondue avec la mortelle arquebuse.
   Enfin, le burlesque. Tant qu'il est le naturel contrepoint de l'intrigue, il est nécessaire à l'art du cinéma
(1) pour autant qu'il fait droit au caractère ambivalent de la vérité tragique. Mais quand il ne sert plus qu'à détendre l'atmosphère, il est nuisible. Kikushiyo est le personnage le plus intéressant des Sept parce que, dépourvu des qualités qu'on attend du samouraï, il est positif dans les effets à plusieurs niveaux, et son rôle fait avancer l'action. Mais non content d'être le pitre de la communauté, il devient le bouffon du spectateur. La scène où il monte glorieusement le cheval indiscipliné de Yohei puis disparaît derrière une rangée de maisons après laquelle le cheval réapparaît seul au terme d'un long travelling latéral est visiblement filmée pour la galerie. On comprendra les effets destructeurs sur un système d'une haute tenue artistique du régime complaisant qui le ronge de l'intérieur. Mais c'est à coup sûr cet aspect qui a fait le succès mondial du film, entraînant des remakes dont les fameux Sept mercenaires (qu'il vaut mieux avoir vu sans connaître le modèle). Autrement dit, ce qui a séduit Hollywood était le Japon hollywoodisé. Seul était imitable ce qui était déjà imité, le vrai Kurosawa restant, lui, inimitable. 20/04/04 Retour titres