CINÉMATOGRAPHE 

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Bahman GHOBADI
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   Les Chants du pays de ma mère  (Gomgashtei dar aragh) Ir. VO 2002 102' ; R. B. Ghobadi ; Sc. B. Ghobadi, Fariborz Kamkari ; Mont. Hayedeh Safi-Yari ; Son Hasan Zahedi, Mahmoud Moussavi-Nejad ; M. Arsalan Kamkar ; Prod. B. Ghobadi ; Int. Shahab Ebrahimi (Mirza), Faegh Mohammadi (Barat), Allah-Morad Rashtian (Audeh).   

   En plein génocide kurde pendant la guerre Iran-Irak, le vieux Kurde iranien Mirza, chanteur renommé, est appelé au secours par une lettre 
de son épouse Hanareh, qui l'a quitté, lettre introuvable que tout le monde pourtant paraît connaître. Chanteuse, elle est partie avec Seyed, le meilleur ami de Mirza, parce qu'il lui était interdit de chanter. Elle est passée de l'autre côté de la frontière, au Kurdistan irakien. Mirza réquisitionne ses deux fils quadragénaires, comme lui musiciens, Audeh et Barat, pour l'accompagner moyennant le side-car de ce dernier. 
   Au terme d'un picaresque voyage à travers la montagne durant lequel ils sont dépouillés de leurs affaires, véhicule compris, le trio découvre l'horreur des charniers, et la situation précaire des camps de la frontière occupés en majorité par des femmes et des orphelins, sans relâche bombardés par Saddam Hussein. Mirza doit poursuivre seul à pied dans la neige de peur que ses fils ne soient arrêtés comme possibles soldats. Il ne reverra pas Hanareh qui, maintenant veuve de Seyed, est défigurée et privée de sa voix à la suite d'une attaque chimique. Elle s'arrange en effet pour ne pas se montrer, mais il emportera sur son dos à travers la montagne enneigée la fillette de celle-ci, prénommée Sanoureh, "Frontière", dont il se charge désormais. Entretemps, Barat est tombé amoureux de la voix d'une jeune femme qui ne paraît pas indifférente après l'avoir éconduit parce qu'il exigeait qu'elle ne chante pas en public, et Audeh qui, sept fois marié et père de treize filles, désespérant d'avoir un garçon, a adopté deux orphelins bons chanteurs.  

   C'est construit comme un conte initiatique et dans une liberté de ton qui nous épargne le stérile sérieux documentaire, forme éternellement vouée à la représentation, impuissante à combler l'abîme entre le réel et un langage s'épuisant vainement à en restituer la vérité. Bien au contraire, le faux (qui assume l'artifice inhérent au langage) est la seule voie d'accès au vrai. Autrement dit, le burlesque des personnages et des situations, avec la fiction qui s'affiche comme telle par la structure de conte, loin de congédier le tragique, ménage la distance permettant au spectateur de se positionner. Rien de pire que le larmoyant ou le spectaculaire, en tant qu'ils imposent un mode d'emploi de la réception.
   Ainsi le véritable héros du conte, Mirza, est-il plus véridique d'être flanqué d'un motocycliste moustachu et
râleur derrière ses lunettes noires (Barat) et d'un grotesque macho (Audeh) vouant son existence à s'assurer une descendance mâle. La musique et la danse y ajoutent la chaleur intime des voix, la suavité des timbres (zurna, duduk et daf), l'énergie des rythmes, matérialisés par des corps aériens, qui mettent du jeu dans la rigueur sensori-motrice.
   La structure de conte initiatique se décline dans les termes d'une épreuve proposée à un héros, entraînant un parcours sinueux parsemé à la fois d'adjuvants (à commencer par les fils) et de péripéties retardatrices, qui débouche sur la résolution de l'épreuve. On rencontre successivement un médecin charlatan, des bandits de grand chemin, un gendarme victime lui-même des bandits, menotté à un autre, tous deux en caleçon et liquette, si bien que la parole du gendarme n'est pas prise au sérieux, puis un mollah entremetteur que les musiciens enterrent jusqu'au cou pour annuler un mariage forcé et fêter cette rupture par un joyeux concert. Enfin, au sommet de la montagne, un instituteur dispensant
à une nuée d'orphelins une leçon sur les bombardiers mortels qui grondent au-dessus de leurs têtes. Les élèves concluent en projetant, sonorisés par les vrais, des avions de papier du haut de la montagne. Cet instituteur, qui, comme tout le monde, connaît la quête de Mirza (invraisemblance fantastique), est l'ultime adjuvant. Il indique comment joindre l'insaisissable Hanareh, figure à la fois dilatoire et résolutive. La dernière séquence du vieil homme emportant la petite sur son dos dans la neige épaisse est une figure de l'épreuve initiatique. Dernier plan : le franchissement de la frontière matérialisée par des barbelés. Frontière comme repère, déjà omniprésent dans le premier film du réalisateur (Un temps pour l'ivresse des chevaux), à la fois réalité du malheur, tracé fallacieux pour un peuple qui n'a pas de terre propre, et figure de l'ultime obstacle franchi de la quête. Ce n'est pas pour rien que la petite s'appelle Frontière. 
   De même que le chant et la voix sont une allégorie de l'action, qui conjure le mélodrame sentimental et par là toute exploitation affective du spectateur. Tout passe par la musique, qui est d'emblée le passeport de la quête : les instruments dans les bagages sont censés "innocenter" le motif du voyage dans un contexte de guerre. À cause de sa voix, Mirza est nécessairement un héros. Barat tombe amoureux d'une voix, Audeh en adopte deux et Hanareh, qui a perdu la sienne, est hors-jeu. Mais Sanoureh-Frontière, qui lui ressemble, représente la promesse d'un renouveau vocal.
   Grâce à ces tours et détours, la Censure peut s'y perdre, et manquer la critique politique du conservatisme, dont les femmes sont les premières victimes. Les chanteuses sont proscrites. Au début, les femmes construisent des murs tandis que les mâles se prélassent. Ce sont des femmes encore qui lavent le side-car avant le départ (bien que, me fait observer Oriane, ce soit avec sensualité, ambiguïté qui concorde avec la liberté de ton de l'ensemble).
La rupture du mariage forcé est célébrée avec insolence par les chants des trois musiciens, après réduction du mollah à l'impuissance. Audeh, qui cherche une huitième épouse pondeuse, se voit rétorquer par une jeune femme emblématique,  voix véritable de l'émancipation, qu'il ne sait faire que des malheureuses, et que pour avoir un fils il veut rendre malheureuse une autre femme. Il finit par opter pour l'adoption des orphelins, qui est utile à la cause kurde.  
   Ce film est profondément vrai tout en laissant au spectateur sa respiration propre. Ne pas ajouter foi à ces critiques qui déplorent une certaine complaisance cinégénique pour les beaux paysages montagneux. Ce n'est beau que par exotisme parisien. Il s'agit de la terre du réalisateur, décor familier, de valeur ancestrale, approprié au cheminement initiatique. On ne saurait être plus sobrement filmique. L'aridité du relief est à la mesure du courage qui l'affronte. Des plans généraux dramatisés par le sifflement du vent marquent la démesure de l'épreuve. Les accidents du terrain et les limites du cadre sont tirés à profit pour remplacer la simple ligne des actions par un mode intermittent, laborieux, de la présence d'écran. 22/02/14 
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