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Les Salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru) Jap. VO N&B TohoScope 1960 135' ; R., Mont. A. Kurosawa ; Sc. A. K., Shinobu Hashimoto, Hideo Oguni, Ryuzo Kikushima ; Ph. Yuzuru Aizawa ; Lum. Uchiro Inohara ; Dec. Yoshiro Muraki ; Son Fumio Yanoguchi, Hisashi Shimogawa ; M. Masaru Sato ; Pr. A.K., Tomoyuki Tanaka/Kurosawa Prod./Toho ; Int. Toshiro Mifune (Koichi "Nishi" Itakura, le secrétaire d'Iwabuchi), Takeshi Kato ("Itakura" Nishi, son ami), Masayuki Mori (Iwabuchi, vice-président de la société), Takashi Shimura (Moriyama, l'administrateur général), Akira Nishimura (Shirai, le chef du service juridique et du personnel), Kamatari Fujiwara (Wada, le chef comptable), Gen Shimizu (Miura, un comptable), Kyoko Kagawa (Yoshiko, la fille d'Iwabuchi), Tatsuya Mihashi (Tatsuo, le fils d'Iwabuchi), Kyu Sazanka (Kaneko), Chishu Ryu (le procureur Nonaka), Seiji Miyaguchi (Okakura), Nobuo Nakamura (l'avocat), Susumu Fujita (le commissaire), Koiji Mitsui (le journaliste).
Iwabuchi, gros bonnet de l'immobilier affilié à une puissante corporation financière, marie sa fille Yoshiko avec son secrétaire Nishi. Mais la fête est troublée par l'arrestation du comptable et l'apparition d'une pièce montée surprise faisant allusion au suicide suspect du comptable Furuya, cinq ans auparavant. Nishi est en réalité le fils de la victime, infiltré pour venger son père dans la famille de l'homme capable de pousser la corruption jusqu'au crime. Mais il se perd en tombant amoureux de l'instrument de sa vengeance. Iwabuchi parvient à soutirer par ruse à sa fille la cachette où son beau-fils séquestre Moriyama, son fondé de pouvoir. Alors qu'il était enfin parvenu à extorquer à celui-ci les preuves qui manquaient pour confondre Iwabuchi, Nishi est découvert mort au volant de sa voiture. Yoshiko et son frère Tatsuo renient leur père qui est en outre sommé par un grand manitou de la société de prendre des vacances.
Au-delà du film de genre, sous des dehors de polar mafieux, contant dans le style de certains films noirs l'enquête vengeresse d'un hardi franc-tireur mû par une profonde blessure morale, ce récit comporte des soubassements complexes. L'amour et la mort s'y conjuguent en effet comme dimensions fondamentales de la réalité humaines à côté desquelles le pouvoir de l'argent est renvoyé à ses dérisoires proportions.
Car la victoire du mal se solde par un échec affectif d'où ne subsiste que la médiocrité d'une vie désormais ordonnée au bon vouloir de la force. C'est ce qu'indique la dernière image, sarcastique, se dissolvant dans un fondu au noir d'Iwabuchi prosterné devant le téléphone où vient de s'éteindre la voix du grand chef. Au point de vue psychosocial, on voit en effet qu'à toutes les positions de cette classe dirigeante corrompue, la peur est le véritable ciment du système hiérarchique, la morgue des puissants ayant pour corollaire la lâcheté, assortie de son complément, la flagornerie. Le chef est d'autant plus humiliant envers le subalterne qu'il est lui-même soumis au super-chef. Supposé pourtant être d'une fidélité à toute épreuve à ses supérieurs, Moriyama les trahit au bout de quarante-huit heures de jeûne forcé dans les souterrains où il est séquestré.
D'autre part, la somptuosité du décorum nuptial, mise en valeur par des profondeurs de champ hyperboliques en intérieur, participe de la loi du paraître, figurant la cohésion apparente de la corporation. Dans l'ordre de l'apparence, les courbettes y sont tournées en dérision dès la première séquence : deux rangées d'invités disposées symétriquement de part et d'autre de la porte d'ascenseur saluent respectueusement l'arrivée d'hôtes de marque puis, l'ascenseur ayant entre-temps fait un aller-retour, anticipent la même déférente posture, mais c'est pour un groupe de journalistes qui se propulse en désordre hors de la cage.
À l'inverse, il y a antinomie entre le paraître et l'amour. Yoshiko, est affligée d'un pied bot, tandis que, soulignée par son physique sans défaut de jeune premier, la dureté du héros est démentie par l'évolution du personnage. L'amour et l'amitié sont finalement ce qui règle toute l'action contre Iwabuchi et sa clique. Un ami appelé également Nishi a accepté d'échanger son identité avec le fils de Furuya, dont le vrai nom est Itakura. Des liens fraternels unissent également celui-ci et Tatsua, même si, ayant appris la vérité, ce dernier manque le tuer. Enfin, sauvé du suicide par Nishi qui entend l'utiliser, le comptable Wada se soucie surtout finalement de sauvegarder l'amour du couple Nishi. Tant et si bien que le lien commun entre les alliés de Nishi est l'amour de Yoshiko, aux deux sens du terme, celui qu'elle ressent et celui qu'on éprouve à son endroit. Même l'ami appelé désormais Ikatura à sa place incite Nishi à l'amour, lui qui fait chambre à part pour limiter les dégats.
Mais l'amour est davantage principe moteur que révélateur. C'est à la mort qu'est dévolue cette dernière fonction. Les jeux avec les morts et fausses morts confine à un humour noir qui dénonce les dérives du haut social en soulignant l'étroitesse de ses assises terrestres. Afin d'accentuer sa haine envers les chefs, le comptable Wada est forcé par Nishi d'assister à son propre enterrement, puis d'apparaître de nuit comme un fantôme à Shirai, le responsable direct avec Moriyama et Iwabuchi du suicide de Furuya. Ensuite, après l'avoir sauvé du tueur d'Iwabuchi, Nishi entend faire rejouer à Shirai le saut fatal dans le vide dont l'horreur se reflète de façon spectaculaire sur le visage de Wada.
Le thème du double ajouté au jeu des éclairages confère à cette thématique de la mort une aura fantastique. Itakura et Nishi, puis Shirai rejouant le saut de Furuya, Wada se dédoublant en vif et en mort, voire le comptable Miura qui se suicide après avoir vécu la réitération de son arrestation en sortant de prison, comme s'il était son propre double. En même temps cela ne cesse de présentifier le suicide initial comme souffrance vive au cœur du héros, qui apparaît encore plus humain sous sa carapace de vengeur. Du coup sa propre mort fortement dramatisée par les images et le son d'une locomotive, parachève sa mission.
Manié par le vrai Nishi expliquant comment l'alcool lui fut injecté par seringue avant de le mettre au volant, le trench coat vide avec encore empreinte du corps du défunt est davantage l'expression d'une métamorphose que celle d'un anéantissement, d'autant que le cadavre n'est pas montré. La mort comme dimension nécessaire au cheminement éthique(1) du film est encore évoquée par le son à la fois caverneux et étouffé de la voix de Moriyama protestant derrière la porte de fer de sa prison souterraine.
Cette richesse sous-jacente doit surtout, bien entendu, au travail filmique proprement dit, qui fait sentir par exemple la terreur de Shirai à la façon dont il est cadré en plongée, recroquevillé dans un angle de la pièce en contrebas de ses tortionnaires et comme réduit à une taille minuscule. Ou encore l'angoisse de Wada, témoin dans la voiture de Nishi de son propre enterrement auquel assistent sa femme et sa fille, est rendue par la symétrie des essuie-glace prenant en tenaille son visage. Peu après, les propos cyniques à son égard de Moriyama et de Shirai enregistrés au magnétophone dans une maison close se détachent sur le fond d'une musique de bastringue ironiquement superposée aux incantations funèbres. On sait combien, du reste, le décalage musical est un procédé cher à Kurosawa. Enfin, c'est par un symbole sexuel, la béquille astiquée par la bonne, qu'est indiqué (dans des plans très accentués) à Iwabuchi que sa fille vient de rencontrer son mari. 27/10/04 Retour titres