Luc et Jean-Pierre DARDENNE
Liste auteursL'Enfant Bel.-Fr. 2005 94' ; R., Sc. L. et J.-P. Dardenne ; Ph. Alain Marcoen ; Cadr. Benoît Dervaux ; Son Jean-Pierre Duret ; Mont. Marie-Hélène Dozo ; Mont. son Benoît de Clerk ; Mix. Thomas Gauder ; Pr. J.-P. et L. Dardenne, Denis Freyd/Les Films du Fleuve/Archipel 35 ; Int. Jérémie Rénier (Bruno), Déborah François (Sonia), Jérémie Ségard (Steve), Fabrizio Rongione (le trafiquant de bébés), Olivier Gourmet (le policier en civil à l'hôpital).
Dans un environnement triste et délabré de faubourg sidérurgique sur le déclin, Déborah, dix-huit ans rentrant de clinique avec son nouveau-né est à la rue parce que Bruno, son compagnon âgé de vingt ans, a sous-loué sa piaule. Après maints coups de téléphone vains, elle le surprend à un carrefour en train de faire la manche auprès des automobilistes.
Chef d'une bande de gamins, il vit de petits trafics et de larcins, dont il dilapide aussitôt les gains, ce qui ne l'empêche pas de prélever sur la pension de Sonia. Ils vont passer la nuit au dortoir des sans-abris. Le lendemain Bruno achète un beau landau et loue un cabriolet avec le produit de ses larcins. S'ensuit une folle virée où les amoureux se chamaillent gaiement et folâtrent comme des chiots.
Plus tard, promenant le bébé pendant que Sonia fait la queue pour son allocation, Bruno décide de le vendre à des trafiquants d'enfants. C'est un landau vide qu'il ramène. Sonia est transportée aux Urgences sans connaissance. Comprenant la gravité de son geste, le père parvient à récupérer l'enfant. Arrêté sur plainte de la mère, il s'en sort sur un bobard, mais Sonia le jette dehors.
Comme il est redevable aux trafiquants, pour avoir changé d'avis, d'une somme égale à celle déjà remboursée pour récupérer le nourrisson, cinq-mille Euros, il est tabassé et délesté de tout ce qu'il possède en argent après avoir revendu le landau. Affamé et sans domicile, le tout fou commet un vol à l'arraché sur scooter à l'aide de Steve, ado de la bande. Tous deux se plongent dans la Meuse glacée pour échapper à des témoins acharnés. Mais Steve pris d'un malaise est appréhendé par la police. Bruno va se rendre et restituer l'argent au commissariat. En prison, recevant la visite de Sonia, il fond en larmes, provoquant celles de Sonia. Étreinte.
Décréter le film "réaliste" parce qu'il dénonce le mythe consumériste à la base du cinéma dominant en s'appuyant sur l'incontestable réalité opposée serait réducteur. Crier au film social parce qu'il embrasse la cause de la précarité serait insultant. Certes il y a témoignage de la crise économique et de ses conséquences sur la jeunesse la plus exposée, c'est-à-dire culturellement, économiquement, socialement défavorisée, mais c'est le moyen et non la fin du propos : le pathétique dévoilement d'une âme en souffrance et l'exaltation de ses ressources. Car il a été dit jusque dans les faubourgs que c'est un film qui faisait du bien et cela y correspond en effet. Comment ?
La laideur du contexte extérieur peut être déplaisante si l'on attend du décor l'extase qu'inspirerait un rideau de palmiers bordant une plage de sable fin où se dorent des créatures de rêve sous un ciel radieux. Mais ce qui provoque un tel sentiment de volupté est un mythe, ce qui veut dire une vision partielle falsificatrice du tout concret invisible à l'œil qui l'enveloppe, et sans compter les cancers de la peau, l'on a vu récemment qu'en Californie, palmiers et sable blond n'empêchaient pas précarité, mépris et typhons.
Mais, s'opposant à l'embellissement du mythe, ces sordides décors réels de Seraing finissent par délasser du règne du mensonge à fin de distraction, principe qui gouverne aujourd'hui en majorité la production cinématographique. Car le divertissement nous arrache, par une euphorie factice, à la misère quotidienne sans être capable de faire entrevoir un moyen de réparation. Il faut commencer par envisager une réalité donnée pour pouvoir se délivrer de son emprise.
Or Sonia et Bruno sont victimes de cette réalité et leur personnage serait faux hors du contexte qui rend possible sa conception même en tant qu'être de fiction né d'un impératif de dévoilement.
Dès le départ ils sont sur le fil du rasoir, traversant des voies à fort trafic hors des passages piétons, chevauchant, sans casque, des scooters, même avec le bébé, fumant des cigarettes auprès du nouveau-né, se chamaillant dans la voiture en conduisant.
Les gros plans sonores sur les bruits de moteur et d'amortisseurs des bus sont comme une pénible mise en garde annonçant que la vie ici ne fait pas de cadeaux.
Donc après la méconnaissance organisée, la jouissance du vrai. À ne pas confondre avec le naturalisme qui est centration rationnelle, alors que nous avons affaire à une caméra plus soucieuse de l'intelligence de la chair à la serrer de trop près, que de la logique de l'apparence. D'autant qu'elle refuse le concours de la musique auxiliaire, qui n'a d'autre rôle en général que falsificateur. Non qu'il n'y ait pas de musique, mais il s'agit de musique diégétique, notamment une valse de Strauss menant à son rythme d'un lyrisme apaisant les coups échangés dans la voiture en marche pour mieux en évaluer les soubassements affectifs. Mais ce n'est pas tout.
Une autre question se pose. Comment éveiller les consciences ravagées par les ouragans d'intox qui traversent quotidiennement le monde de l'esprit dans la société libérale "avancée" ? Car l'idéologie régnante n'est pas seulement le fait des gogos penchés au râtelier d'abondance. L'esprit est ainsi fait qu'il comporte des strates perméables à l'imbécillité mais fermées au discernement, qui relève d'une zone distincte, la plus évoluée mais la plus fragile. Car pour cette dernière l'intelligence n'est jamais acquise. Elle suppose un combat incessant contre les forces barbares pesant continuellement de l'intérieur. Que peut donc un simple film, et de plus de fiction ? Quels sont ses moyens ?
La méthode d'abord puis l'émotion poétique. La méthode est ce qui instaure un cheminement prenant la conscience par la main en douceur. Il s'agit d'une écriture d'initiation dans laquelle le lyrisme des cheveux blonds qui s'entremêlent au vent, des coups de patte, des bousculades et des morsures, ne sont que l'état initial d'une situation qui va radicalement basculer mais, en même temps, recèle les ressources en acte dans la résolution finale.
Puis les chemins des amoureux se séparent, semble-t-il sans retour possible, ce que démentira le dénouement : la jeune écervelée s'est muée en une maman responsable mais l'équilibriste toujours sur la vague instable de l'opportunité du jouir reste pendu à son téléphone, sans fil, et fréquente des gamins dont il partage les pulsions scatologiques : l'enfant c'est lui. Le provisoire est souligné par le format du landau adapté au cabriolet loué pour la journée. Le portable (GSM) est un symbole intéressant : la seule chose que réclame Sonia au sous-locataire occupant la place à son retour de la clinique d'accouchement c'est le chargeur de son portable - inutilisable dans la rue ! Quand une femme en relation d'"affaires" avec Bruno lui demande s'il n'a besoin de rien, il répond non, puis se ravise pour une carte de portable. Délesté de ce dernier, son seul souci, en pleine crise profonde du couple, est de supplier Sonia tout juste sortie de l'hôpital après sa syncope de lui prêter son "GSM". Le portable est une figure de l'aliénation non seulement parce qu'il ne cesse de sonner mais surtout parce qu'il représente l'arbre qui cache la forêt de la pauvreté : l'avoir consumériste accessible et nomade face à tous les autres biens hors d'atteinte et sédentaires.
Or, consommation implique valeur d'échange, entraînant contingence de l'objet de consommation voué à être bientôt remplacé et détruit. Le bébé aussi peut s'échanger contre de l'argent parce qu'on peut "en faire un autre" comme le dit candidement Bruno, lui qui ne vole ou ne mendie que pour consommer. On loue deux cents Euros un cabriolet pour la journée, mais on se nourrit de sandwiches : ils en tiennent toujours un à la main.
La suite montre la descente aux enfers de Bruno jusqu'à la plongée - symbolique - dans le fleuve glacé. L'épisode de la course-poursuite figure littéralement le réel rattrapant celui qui a choisi de l'ignorer. On se trouve donc constamment à la frontière du symbolique comme principe de contagion des éléments entre eux et partant, du poétique.
Le scooter plus agile, adapté aux dédales devrait l'emporter sur la voiture bien plantée sur quatre pneumatiques et limitée aux voies principales. L'échec est aussi inéluctable que celui du petit malfrat engagé dans les combines face à la loi. Le scooter s'est emberlificoté dans un écheveau de ferraille, inextricable comme la situation de Bruno. Aboutissement extrême de la série des objets de métal auxquels il a d'abord affaire. Il referme le coffret volé à l'aide d'un fil de fer avant de le jeter à la Meuse, reforme à l'aide d'une pierre sur un muret la tige de métal curviligne tordue à la suite de la chute du landau, puis par désœuvrement fouette d'une barre de fer l'eau du fleuve. Coup d'épée dans l'eau.
Les arrière-plans dévoilent à la dérobée des rideaux de fer baissés témoignant aussi de la crise du commerce - sauf celui derrière lequel il va récupérer le bébé, tout de bois peint en vert. Tout cela évoquant la sidérurgie moribonde, cause de l'exclusion sociale, en contraste avec le bois qui représente un espoir latent. Il y a effet pathétique sous-jacent de ce que le personnage semble attiré par la cause même de son malheur : le fer, métonymie de la sidérurgie en ruine. Finalement pour couronner le tout, la passerelle en tubes d'acier jaunes par laquelle les deux voleurs accèdent à l'eau du fleuve est instable et bringuebalante, plusieurs points de soudures en étant rompus.
Le dénouement ne sera donc pas amené causalement puisque rien ne le laisse prévoir, au contraire, mais symboliquement et globalement. La dernière scène, cruciale, donne toute la mesure de l'art des "Frères" au moyen de trois plans fixes et d'un panoramique. Sonia rapporte des cafés du distributeur de la salle des visites. Un détenu attablé caresse les cheveux d'une fillette. Elle se rassoit. De profil en gros-plan fixe son regard se porte hors champ, gauche-cadre. Un lent panoramique suivant cette direction vient y cadrer Bruno. Il ne prend pas uniquement son temps par la lenteur, mais aussi par ce parcours complexe passant par tous les axes possibles sur un arc de 180 degrés. La caméra s'immobilise sur Bruno de profil même grosseur, mais en axe inverse et plongée parce qu'il est affalé sur la table en larmes comme un enfant sous les yeux de la mère.
Avec le plan-séquence, le plan fixe regagne ici ses lettres de noblesse vilipendées par l'hystérie de la suractivité pelliculaire habile à déplacer de l'air. Car il rend plus sensible et le hors champ dont parviennent les sons, et les soubassements de l'apparence. Le plan fixe n'est nullement immobilité mais potentialité concrétisée par une intense activité invisible. D'autant qu'il ne s'agit pas vraiment de plans fixes puisque la caméra à l'épaule ne cesse de frémir et de se reajuster imperceptiblement.
Le montage court, lui, relève du caractère fonctionnel du plan, faisant oublier que le sang de l'acteur court sous la peau, et que pour être une image, il n'en concentre pas moins des virtualités dont la manifestation est l'indice du vrai. Et en effet ici le visage est envahi d'une rougeur soudaine. Le sang afflue suivi de la grimace marquant la saturation extrême, ne pouvant plus se résoudre que par la crue des larmes. Sans glycérine ni champ-contrechamp ! Enfin, cadrage du couple de profil. Mutuellement agrippées les têtes se rapprochent jusqu'à entremêler les tignasses blondes dans la fusion animale retrouvée, maturité humaine en plus.
Mis à part un Béla Tarr et peut-être un Reygadas, à quoi il faut ajouter le laboratoire iranien, les frères Dardenne sont aujourd'hui, à ma connaissance, les seuls artistes du cinéma capables, sur la base d'un matériau déterminé, de développer un dessein spirituel au moyen d'une libre pensée sensorielle, à l'encontre du moule discursif, qui imposerait les conditions d'un prédécoupage catégoriel. 4/11/05 Retour titres