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Akira KUROSAWA
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Le Garde du corps (Yojimbo) Jap. VO 35mm Tohoscope N&B 1961 110' ; R., Mont. Akira Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Ryuzo Kikushima ; Ph. Kazuo Miyagawa ; Lum. Choshiro Ishii ; Déc. Yoshiro Muraki ; Son Hisashi Shimonoga, Choshichiro Mikami ; M. Masaru Sato ; Pr. Tomoyuki Tanaka, Ryuzo Kikushima/Kurosawa Production, Toho ; Int. Toshiro Mifune (Sanjuro Kuwabatake, rônin), Eijiro Tono (Gonji, aubergiste), Kamatari Fujiwara (Tazaemon, marchand de soie), Takashi Shimura (Tokuemon, brasseur de saké), Seizaburo Kawazu (Seibei, partisan de Tazaemon), Isuzu Yamada (Orin, sa femme), Hiroshi Tachikawa (Yoichiro, son fils), Kyu Sazanka (Ushi-Tora, partisan de Tokuemon), Tatsuya Nakadai (Unosuke, son frère cadet), Daisuke Kato (Inokichi, son frère), Ikio Sawamura (Hansuke, policier véreux), Akira Nishimura (Kuma), Yoko Tsukasa (Nui, femme séquestrée par Tokuemon), Yoshio Tsuchiya (Kohei, fermier, son époux), Susumu Fujita (Honma, ex-maître d'arme au service de Ushi-Tora).

   Dans une petite bourgade, deux bandes rivales, celle de Ushi-Tora, attaché aux intérêts du brasseur de saké Tokuemon, et celle de Seibei, partisan du marchand de soie Tazaemon, s'entretuent d'autant mieux que maire et police sont corrompus. Débarquant par hasard, le rônin Sanjuro Kuwabatake, apprend qu'on recherche un garde du corps. En guise de publicité il massacre trois mauvais garçons commandés par Irokichi, frère d'Ushi-Tora, qui l'avaient provoqué puis va proposer ses services à Seibei.
   Il en obtient de haute lutte cinquante pièces d'or dont la moitié immédiatement. Mais surprend un complot inspiré par Orin, son épouse, visant à le supprimer après la victoire et récupérer l'or. Il rompt donc le contrat et, perché sur un mirador, assiste avec
délice à la valse hésitation des deux factions qui, en face à face au centre de l'agglomération, ne sont guère rassurées.
   Par la suite les deux bandes font en vain assaut d'amabilité pour engager le samouraï. Cependant, l'arrivée d'Unosuke, frère cadet de Seibei possédant un
pistolet six-coups, va rompre l'équilibre des forces. Sanjuro doit jouer serré. Il capture deux hommes de main (Kuma et Hachi) qui ont assassiné un fonctionnaire sur l'ordre d'Ushi-Tora et, afin de compromettre ce dernier, les livre à Seibei. Cependant Unosuke et Irokichi enlèvent Yoichiro, le fils de Seibei. Un échange des prisonniers est arrangé, mais au dernier moment, Unosuke abat Kuma et Hachi.
   À tout hasard cependant, Seibei tenait en réserve une otage, jolie jeune femme appelée Nui, gagnée aux dés sur le mari par Ushi-Taro, qui veut l'offrir à Tokuemon. Nouvelle tentative
d'échange, qui réussit : Nui est aux mains de la bande à Ushi-Tora pour le compte de Tokuemon et Seibei a récupéré son fils. Pour délivrer Nui par ruse, Sanjuro offre ses services à Ushi-Tora. Tuant les six geôliers en s'arrangeant pour charger Seibei du sextuple meurtre, il la délivre et les aide elle, son fils et son mari à s'enfuir. En représailles, l'entrepôt de soie est mis à feu, ce qui entraîne ipso facto le percement des cuves à saké.
   Hélas ! les Ushi-Tora ont découvert que Sanjuro était responsable de l'évasion sanglante de Nui. Il est assommé et mis sous la garde d'un géant qui le tabasse pour le faire parler
, en vain. Bien qu'à moitié-mort, Sanjuro s'évade avec l'aide de Gonji, l'aubergiste qui l'héberge, pendant que la famille de Seibei est massacrée. Il se cache, le temps de se rétablir et de s'entraîner au lancer de couteau. Puis il paraît sur la place et affronte la bande des trois frères sans s'émouvoir du pistolet. Un jet de couteau combiné a un vif mouvement d'esquive lui permet de neutraliser Unosuke, puis il achève le travail en sabrant toute la bande. Moribond, Unosuke ruse encore pour récupérer son pistolet mais il n'a plus la force de viser. Pour finir le maire se venge d'avoir été dominé en assassinant Tokuemon.

   Système complexe 
se simplifiant aisément à considérer qu'il se fonde sur des symétries oppositionnelles à valeur dramatique et/ou burlesque. Ainsi pendant l'échange des prisonniers, qui se déroule sur la place du village sur le mode spectaculaire mis en valeur par le Scope, Nui tenue en laisse et alertée par ses cris, se rue sur son petit garçon, entraînant son geôlier qui perd l'équilibre. Symétriquement Yoichiro, conduit de même façon vers le clan Seibei, s'écrie "maman !" en retrouvant sa mère qui lui applique une gifle, mais il est adulte, lui.
   Le comique oppositionnel des deux bandes réside dans la surenchère de l'ignominie. Les membres de la bande d'Ushi-Tora sont extrêmement laids voire difformes (un géant et un quasi-nain surveillent Sanjuro
captif). Ceux d'en face sont mieux gâtés par la nature, mais Orin tient un bordel. Par ailleurs les complications sont le reflet exact du caractère infantile des personnages aussi inconsistants et retors qu'ils sont faibles : Ushi-Tora fut le bras droit de Seibei dont il s'est séparé par jalousie envers Yoichiro. Honma, le maître d'arme de Seibei prend prétexte de gagner beaucoup moins que Sanjuro, pour donner libre cours à sa lâcheté en prenant la poudre d'escampette avant un combat. Le riche Tokuemon aimerait tenir son opulence de la soie plutôt que du saké.
   Mais le burlesque tient également au décalage de registre entre la musique d'accompagnement et l'action quand des rythmes de samba accompagnent les combats aux gestes réglés en synchronie (comme chez Tati).
   Cet appareil burlesque ne donne cependant aucune idée du registre dominant, qui mêle tous les genres avec une liberté qui ne s'est guère trouvée que dans les chefs-d'œuvre du muet. Il participe d'une parodie de western qui légitime en même temps le ton épique insuflé par les feuilles mortes emportées au vent mugissant, les plans larges des groupes s'affrontant face à face dans l'axe de la caméra... L'invraisemblance qui, on le sait, sera toujours plus proche de la vérité que son contraire, est parfaitement dans le ton.
   Comme elle est proche du risible, cela entraîne ce paradoxe, que la vérité passe par la fantaisie davantage que par le sérieux. Pour s'évader, Sanjuro se fait transporter par l'aubergiste et le charpentier dans un cercueil en forme de tonneau selon l'usage. Passant devant la maison de Seibei que la bande rivale est en train de mettre à feu et à sang, au moment le plus risqué, Sanjuro exige que l'on s'arrête pour admirer le
spectacle en soulevant à peine le couvercle. Le charpentier terrorisé s'enfuit. Il sera remplacé par le frère d'Ushi-Tora lui-même, ignorant qu'il transporte celui qu'on recherche fiévreusement partout. Pour convaincre ce fanfaron, l'aubergiste pique son amour propre en lui demandant s'il a peur des morts.
   Au risible de scène cependant se combine celui des jeux sur la focalisation. La vision du récit est mise en perspective par un relais intradiégétique. Les maisons de bois sont pourvues de toute sorte de systèmes à glissières en guise de judas par où se glisse le regard. On s'observe à travers les fenêtres à claies comme si l'on était invisible alors qu'un contrechamp révèle le contraire. Les volets coulissant verticalement assistés d'un contrepoids sont une véritable figure du filmage. L'auberge située au centre de la petite ville en est pourvue sur tout le pourtour, en guise de panoramique complet. Corrélativement se développe un jeu sur l'espace qui permet de disparaître dans des trappes et de circuler sous les planchers opportunément surélevés car, comme chez Guignol, le risque doit être visible pour que le public en transe détourne l'attention du gendarme.
   Le cadrage, en jouant du Scope, sait admirablement se faire malicieux. Deux groupes se défiant sous le regard surplombant de Sanjuro perché sont réduits à des apparitions alternées procédant symétriquement des coins inférieurs du
cadre (composition quadratique). Ou bien chez Ushi-Tora, lorsque, assis sur les marches inférieures de l'escalier menant à l'étage, Sanjuro évoque la trahison involontaire de Kuma et Hachi, on ne voit d'abord que les pieds d'Ushi-Tora, mais c'est tout le personnage qui est cadré dès qu'il a compris, comme si le degré de présence du corps était proportionnel à la colère qui l'enflamme.
   Voilà donc encore une œuvre atypique et fortement caractérisée. Sans doute n'invite-t-elle pas à la contemplation nécessaire aux plus grandes opérations de l'esprit. Mais témoignant d'une science indépassable du récit filmique, sa singularité donne une forte prégnance à l'exigence éthique qui la sous-tend. 30/07/04 Retour
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