CINÉMATOGRAPHE 

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Ingmar BERGMAN
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La Source (Jungfrukällan) S. VO N&B 1959 88' ; R. I. Bergman ; Sc. Ulla Isaksson, d'après une ballade du XIVe siècle ; Ph. Sven Nykvist ; M. Erik Nordgren ; Pr. Svensk Filmindustri ; Int. Max von Sydow (Töre), Brigitta Petersson (Karin), Gunnel Lindblom (Ingeri), Axel Düberg (le rasé), Tor Isedal (le muet), Allan Edwall (le mendiant), Ove Porath (l'enfant).

   Fille unique de Töre, seigneur rural régnant sur une ferme opulente, la blonde Karin vit dans un cocon qui ne lui enseigne guère les dangers du monde. Ingeri, la brune bâtarde adoptée par la famille, enceinte de surcroît, invoque par jalousie la malédiction d'Odin sur l'héritière trop gâtée. Celle-ci devant porter à cheval des cierges à l'église au-delà de la forêt, l'apprentie sorcière introduit un crapaud de mauvais
augure dans le casse-croûte qu'on lui ordonne de préparer pour le voyage. Cependant Karin supplie son père de lui adjoindre sa sœur des bas-fonds. Comme on ne lui refuse rien, elles se mettent en route, l'une en amazone, l'autre à califourchon.
   Soudain, prise de remords, Ingeri veut retenir sa jeune maîtresse. Elle refuse en tout cas d'aller outre et la vierge s'enfonce seule dans la forêt
profonde. Trois frères chevriers, avec lesquels, en partageant son repas en confiance sans faire mine d'atténuer sa beauté, elle découvre le crapaud maléfique, l'assomment à mort après l'avoir violée sous les yeux d'Ingeri, qui l'avait suivie à distance. Le plus jeune, un enfant, resté seul sous une chute de neige déposant sur sa joue des flocons comme des larmes glacées, jette des poignées de terre sur le corps puis s'enfuit rejoindre ses aînés.
   Sans savoir qu'ils s'adressent aux parents de la victime, les meurtriers cherchent à
monnayer la luxueuse parure arrachée à la dépouille. Töre, qui a reçu confirmation d'Ingeri, occit le trio. Maîtres et serviteurs se rendent ensuite dans la forêt recueillir le corps devant lequel le père fait à Dieu en expiation le serment d'élever en ce lieu une église de pierre, à une époque où elles étaient en bois. Une source jaillit là où reposait la tête de la dépouille.

   Le conte d'origine engendre un univers idéalisé par la richesse de la ferme, la prestance royale du fermier, la beauté des paysages filmés sous des angles légèrement hallucinatoires introduisant une quatrième dimension de l'invisible, peuplés de chants d'oiseaux et d'eaux bruissantes, empreints de fantastique et invitant à une lecture symbolique(1) par le simplisme des structures, binaires : maîtres et serviteurs, ange et sorcière, pure et impure, blonde et brune, amazone et califourchon, nature et surnature, païen et chrétien ou ternaires : trois frères.
   Le drame vient de la méconnaissance des règles ainsi schématisées. Karin trouvant tout naturel d'être privilégiée, semble aller jusqu'à croire qu'il n'existe pas d'injustice et que toute condition a ses avantages : n'envie-t-elle pas aux chevriers leur curieuse guimbarde ? C'est pourquoi elle se confie naïvement à eux. Mais elle apprendra à ses dépens qu'on ne peut ignorer impunément la séparation des catégories : entre autres, être à la fois forcée et jouir. Car il est visible qu'elle tire jouissance du
viol : ce qui la fait basculer radicalement du côté impur, franchir la barre paradigmatique structurant le conte. Il n'y a pire blasphème que d'être complice de sa propre souillure : la violence s'en trouve multipliée et entraîne la violence majeure, la mise à mort.
   Le viol est pourtant bien présenté comme un acte des plus ignobles. Les grognements du muet vantant le
charme de la jeune demoiselle sont déjà comme un viol de cet espace sonore idéal. C'est dans cette même logique du paradoxe, haute figure de la vérité humaine, que la mère voudrait protéger le jeune frère contre la fureur meurtrière de son mari, et que les forces spirituelles oscillent entre paganisme et christianisme.
   Évoqué par Ingeri, qui laisse s'élever la fumée sacrificielle par une
lucarne, Odin est effectivement omniprésent. Instruments du maléfice (Odin avait deux frères...), les trois frères sont associés par le cadrage à ce même foyer ardent de l'invocation et le frère rasé tente de s'échapper par la même lucarne où s'éleva l'invocation. La vengeance de Töre est précédée d'une manière de rituel païen consistant, après le bain purificateur, à arracher un jeune bouleau pour s'en flageller. Le cadre libère un immense ciel sombre de petit matin où, bas sur l'horizon, perce faiblement un soleil tel l'œil unique d'Odin, avatar mythologique de l'astre solaire. On sait aussi qu'Odin était accompagné de deux corbeaux. Un corbeau contrôle dans la forêt le passage vers le lieu du miracle qui peut aussi bien émaner du dieu païen, auquel est associée la source de la connaissance pour laquelle il accepta de perdre un œil. Töre est bien conscient que son acte est impardonnable en gémissant à l'adresse du Dieu chrétien : "Tu l'as permis. Je ne Te comprends pas et pourtant je Te demande pardon". Il fallait donc bien cette alliance impie de Dieu et d'Odin pour pardonner au crime de vengeance.
   Ce qui frappe au total est le caractère d'unicité d'une dialectique complexe fortement modelée par la filmicité
(2). Ainsi, le cadrage et les mouvements d'appareil sont-ils inimitables comme composante nécessaire, au sens fort du terme. Deux exemples pour le mouvement : voyez comment le cheminement des deux filles dans la forêt est présenté dans l'espace-temps indéterminé du conte d'être fractionné en panoramiques successifs supposant entrée et sortie de champ dans une amorce d'éloignement due à la rotation de la prise de vue. Ou encore la coordination du corps soulevé et du jaillissement de la source comme si l'âme de la morte enfouie était tirée de terre à distance par la tête inerte emportée.
   Sans doute le premier chef-d'œuvre véritable de Bergman. 12/03/04 
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