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Frank BORZAGE
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La Femme au corbeau (The River) USA Muet N&B 1928 7 bobines (réduites à 42') ; R. F. Borzage ; Sc. Philip Klein, Dwight Cummins et John Hopper Booth d'après Tristram Tupper ; Ph. Ernest Palmer ; Mus. Maurice Baron et Erno Rapee ; Pr. Fox ; Int. Charles Farrell (Allen John Spender), Mary Duncan (Rosalee), Ivan Linow (Sam Thompson), Margaret Mann (sa mère), Alfred Sabato (Marsdon), Bert Woodruff (le meunier). 

   Descendant vers la mer sur une péniche bâtie de ses mains, Allen John est bloqué par le chantier d'un barrage sur la rivière. On arrête le chef de chantier Marsdon pour le meurtre d'un ingénieur qui convoitait sa maîtresse
Rosalee. Allen John retient Sam, sourd-muet colossal sur le point de venger la victime et qui devient son ami. Le chantier fermant à l'orée de l'hiver, les travailleurs désertent les lieux. Avant son départ pour un séjour à la ville en attendant la remontée des eaux, Allen John fait la connaissance de Rosalee qui, ayant promis à son amant de l'attendre en compagnie du corbeau par lui confié, habite seule une cabane face au village fantôme. Revenue de tout, elle l'accueille comme un enfant, le taquinant sur le chapitre de l'amour de façon provocante.
   Il se trouve si bien embobiné qu'il rate les derniers trains avant le printemps, ce qui provoque encore quelques bienveillants sarcasmes. Néanmoins
vexé il se retire dans la scierie, à la déception de la jeune femme, mais revient en plein hiver sous la neige après un laps qui n'a fait qu'exacerber le désir réciproque. Au moment où ils vont s'étreindre sur le lit le corbeau s'interpose. En cherchant à le préserver de la colère meurtrière de Rosalee, Allen essuie un coup de couteau, sans gravité. Ses remords l'encouragent à la demander en mariage mais elle se rebiffe.
   Prenant à la lettre une plaisanterie à ses dépens, qu'il ne pourrait pas couper assez de bois pour tenir quelqu'un au chaud, il se met furieusement à abattre tous les arbres qui lui tombent sous la main. En allant chasser, Sam le retrouve inanimé d'épuisement et de froid. Il le porte dans la cabane de Rosalee, le déshabille et le frictionne en vain avec de la neige. Rosalee le supplie d'aller chercher du secours puis par un geste d'amour désespéré se couche en chemise de nuit sur le corps dénudé de l'homme
inerte en priant, ce qui le ranime.
   Marsdon évadé vient reprendre sa maîtresse alors que tous deux se préparent à embarquer pour la mer. Allen John appelé au secours est assommé et Rosalee poursuivie. Terrorisée, elle saute dans la rivière du fond de laquelle Allen John va la tirer pendant que Sam passé là par hasard étrangle Marsdon. Se lavant les mains, il regarde, dans un décor lyrique, la péniche suivre le courant avec son chargement
amoureux.

   Le retentissement de
The River tient à l'accomplissement filmique rigoureux d'un fantasme
(1) artistique entraînant des solutions inédites. L'amour n'obéit à aucune norme. Au départ figure apparente du festin de l'araignée, il finit par atteindre au sublime après une expérience des limites qui permet d'évaluer à leur juste mesure des contradictions finalement surmontées.
   La situation initiale transpose le rapport mère-enfant. Allen John avoue à Rosalee qui le questionne n'avoir connu de femme qu'elle, sa mère étant morte quand il était petit, formulation qui la désigne comme substitut. Le jeu des acteurs, accentué et rythmé par les variations de grosseur, met en valeur autant la fraîcheur infantile de l'homme que la maturité désabusée de la femme.
   La désertification du camp par les départs en
masse met l'accent sur un rapport exclusif. Le décor tout en hauteur, étagé de structures légères évoque un jeu de construction trop grand. Allen John n'atteint jamais le train perché sur le viaduc qui surplombe vertigineusement la plaine. Sur la pente abrupte formée d'un plissement montagneux, les petites baraques des logements ouvriers serrées les unes contre les autres avec une fascinante régularité sont autant de réceptacles sur leurs pilotis, suggérant une colonie d'enfants dans un univers d'une minutie de joujou. Valorisé par une science admirable des éclairages dont les effets relèvent du bain plutôt que du bombardement photonique, ce paysage ludique, pour ainsi dire doté d'autant de cachettes que se multiplient les décrochements, suggère le rêve d'une architecture interdite au monde adulte, où la suspension et son complément, le balancement, associés au berceau, tiennent un grand rôle. D'autant qu'il baigne à sa base dans les eaux du fleuve.
   La position du jeune homme à la première rencontre, nu dans l'élément liquide en contrebas de la
femme, est une figure éloquente de la vie amniotique (comme, dans Le Cameraman, celle de Luke Shannon avec Sally) : "la rivière comme l'amour purifie toute chose" précise l'intertitre. Mais c'est toute la nature qui enveloppe le jeune homme à l'instar d'un corps maternel avec ses manifestations vivantes comme le vent, la neige, le courant furieux. Le tourbillon en lequel Rosalee a cru voir la fin d'Allen John traduit l'obsession de la naissance mais aussi de la mort qui, dans un tel ordre, pouvant se dire "panthéistique préœdipien" (univers maternel constitué de la totalité du profane et du sacré), est un retour au corps maternel comme source de toute chose. C'est en ce sens qu'il apparaît la première fois à Rosalee sous la forme d'un cadavre flottant sur le fleuve et que plus tard les préparatifs de la réanimation évoquent l'imagerie de la Mise au tombeau. De là, peut s'admettre que le saut de Rosalee corresponde à une mort et à une renaissance qui la place au même niveau que l'homme qu'elle aime.
   La barrière qui se dressait entre eux était évidemment celle de l'inceste. Le corbeau apparaissant comme instrument de la figure paternelle du chef de chantier, gardien terrible du tabou. La baie vitrée derrière laquelle Rosalee observe Allen John abattant les arbres est un rappel de la
cage de l'animal. L'intensité érotique tient à l'objet féminin offert en simulacre de pâture et réciproquement fétichisé, à la fois désiré et dénié, davantage qu'il ne procède de la rencontre amoureuse. Le moindre geste de la femme est tellement érotique qu'il semble fait pour commotionner l'innocent, qui préfère le jeu de dames à la couche offerte. "Allen John, vous avez peur de moi" fait-elle remarquer.
   Mais elle aussi, dont la séduction
hystérique paralyse et la conduite moqueuse tient lieu de défense. Et la violence qui éclate et entraîne les ruptures successives recouvrant un désir de plus en plus fort d'union est le symptôme du sentiment nouveau tressaillant au fond de cœurs ignorants d'eux-mêmes. Ce n'est plus l'érotisme pervers qui s'objective dans une figure corporelle. C'est une force inassignée ne trouvant son expression, à chaque fois autre, que de la rencontre improbable avec le geste d'amour à venir.
   Ce film s'est donc gravé dans les mémoires en raison de la liberté dont il fait montre, qui lui permet d'accomplir un projet a priori étranger
au marché du cinéma. Car à une époque où les risques artistiques et commerciaux avaient toujours partie liée, le divorce entre art du cinéma(2) et industrie n'était pas encore consommé. 22/11/04 Retour titres