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Clarence BROWN
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La Chair et le Diable (Flesh and the Devil) USA Muet N&B 1927 115' ; R. C. Brown ; Sc. Benjamin F. Glazer, Hans Kraly, d'après Hermann Sudermann ; Ph. William Daniels ; Déc. Cédric Gibbons ; Pr. MGM ; Int. John Gilbert (Leo van Harden), Greta Garbo (Felicitas), Lars Hanson (Ulrich von Eltz), Marc McDermott (comte von Rhoden). 

   Ayant tué en
duel le comte von Rhoden, époux de sa maîtresse Felicitas, le jeune Leo van Harden doit s'engager en Afrique. Il demande à son ami Ulrich de veiller sur la très belle veuve, mais de retour après deux ans, les retrouve mariés. Les amants sont toujours épris et Felicitas relance Leo. Celui-ci se sent coupable à l'égard d'Ulrich, qui finit par les surprendre. Pendant le duel qui s'ensuit dans la neige sur l'île de l'amitié, ainsi baptisée en raison du serment solennel passé dans leur enfance, Felicitas se noie, hors de leur champ de perception, en tentant de les rejoindre au plus vite sur la glace. Les amis soudain miraculeusement délivrés, se réconcilient.

   L'essentiel réside dans les entours et détours. Seuls deux personnages sont lucides mais par passion : le pasteur et la jeune sœur d'Ulrich. Celle-ci, amoureuse de Leo qui est aveugle à ses sentiments, comprend sa passion, que généreusement elle
respecte. Mais en poussant Felicitas à réconcilier les deux hommes, elle la précipite malgré elle dans son tragique destin. Comme fanatique de la pureté, le pasteur ne laisse pas la conscience de Leo en paix, ce qui provoque des imprudences menant au même résultat.
   Cependant, le personnage de Felicitas est ambigu. Il semble légitimer les terrifiants sermons du pasteur dont on retrouve la teneur dans le titre du film. Dissimulant d'emblée à Leo être mariée, elle provoque la catastrophe en l'admettant dans sa
chambre sans le détromper dans ses projets d'avenir commun. Le voile de deuil lui est un moyen de séduction dont les plis semble griffer le visage comme une malédiction. Il suffit d'un bijou offert par son mari pour qu'elle renonce à s'enfuir avec Leo. C'est sur les instantes prières de sa belle-sœur, à laquelle elle cède par un brusque élan d'affection, qu'elle se décide à intervenir pour son malheur.
   La beauté même de la star n'est pas toute dédiée à l'amour mais comme animée d'une force obscure enfouie dans la chair même, tant le jeu de l'actrice se borne sous l'éclairage mat à la placide expression d'une nécessité intérieure aveugle à autrui. La force du film réside dans le caractère inassigné des données morales, dont la première victime est Felicitas, qui est le véritable jouet de la chair.
   Le Diable est cette indécidabilité même, touchant jusqu'au statut esthétique du film, mélange de tragique et de
bouffon. Tour à tour bon enfant et prédicateur terrible, inoffensif buveur de bière attribuant comiquement aux dérèglements de l'ébriété la vue de sœurs jumelles, et inexplicable témoin furtif d'un rendez-vous secret des amants, le pasteur est aussi le Malin, chargé de frustrer les espérances du spectateur avide d'idylles éternelles. Il n'est cependant lui aussi que le jouet d'une force impalpable, dont les manifestations relèvent des diverses formes de l'évaporation, de l'ombre et de la réflexion.
   La fumée et ses avatars thématiques croisent les principales étapes du drame. Le bal où Leo va retrouver celle qui n'est encore qu'une inconnue est infesté de fumée. C'est en soufflant l'allumette de Leo que Felicitas se déclare, c'est le mégot de Leo lancé de la fenêtre de la chambre de Felicitas qui atterrit sur le trottoir sous le nez du mari. Ulrich gagne Felicitas en lui allumant - maladroitement et sans qu'elle souffle l'allumette - une cigarette. Un jet de fumée émanant du fume-cigarette souligne l'interdiction du pasteur. Le brouillard enveloppe l'île de l'amitié où ont rendez-vous les amants et un
nuage passe derrière les statues témoins du serment. Des ombres évoquant les ailes de l'ange noir hantent les derniers instants de Félicitas, dont la mort implacable fond sur elle à pas de géants par les variations excessives de grosseurs de plan.
   On peut juger un peu facile le lyrisme des surimpressions du visage et du nom de
Felicitas associés au retour d'Afrique. Est-ce pour de telles complaisances que le souffle du film fait un peu court ? Il n'en demeure pas moins qu'en dépassant globalement la représentation (1), qui fige toujours les effets, La Chair et le Diable témoigne combien l'authenticité artistique pouvait alors s'accommoder d'une apparence assez conventionnelle sans être étrangère au bonheur de filmer. 8/06/03 Retour titres