CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Takeshi KITANO
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L'Eté de Kikujiro (Kikujiro) Jap. VO 1999 ; R., Sc. T. Kitano ; Ph. Katsumi Yanagishima ; M. Joe Hisaishi ; Mont. T. Kitano, Yoshinori Ota ; Son Senji Horiuchi ; Pr. Masayuki Mori, Takio Yoshida ; Int. Takeshi Kitano (Kikujiro), Yusuke Seriguchi (Masao), Kayoto Kishimoto (femme de Kikujiro), Gidayu Great (gros biker), Rakkyo Ide (biker chauve).

   Élevé par sa grand-mère, le petit Masao, de père inconnu, n'a jamais vu sa mère. Aux vacances d'été à Tokyo il erre obsédé par l'idée de sa maman. Il se confie à un couple de voisins. L'épouse autoritaire décide d'envoyer son mari Kikujiro accompagner Masao sur le littoral où est censée travailler la mère. Quinquagénaire oisif et irascible, Kikujiro y voit d'abord prétexte à gaspiller l'argent de son épouse et celui de Masao au jeu et dans un hôtel de luxe. Puis ils prennent la route en stop dans d'interminables pérégrinations ponctuées de singulières rencontres. La femme d'un pantin vivant offre à l'enfant un sac à dos bleu-ciel orné d'une mignonne paire d'ailes blanches.
   Au terme du voyage, Kikujiro découvre que la mère de son petit compagnon a refondé une famille. Expliquant qu'elle a déménagé, il remet de sa part au garçonnet un petit angelot bleu-ciel à clochette, en réalité racketté sur un gros biker accompagné d'un chauve. En compagnie des deux motards sans rancune et d'un poète de rencontre ils campent dans la nature. Les quatre adultes déploient des trésors d'imagination pour distraire l'enfant par des pitreries. Kikujiro est censé d'autant mieux savoir ce qu'est le manque de mère, que la sienne est à l'asile tout près. Il s'y fait conduire par le Gros, se contentant d'observer mélancoliquement la vieille dame sans se montrer. Retour à Tokyo. Il faut se séparer, mais Masao a gagné un "tonton" à qui il demande "comment tu t'appelles ?".

   Développée comme un conte aux épisodes qu'inaugurent des cartons plaisamment démodés, c'est une comédie loufoque et tendre, affadie par un accompagnement musical à tonalité de feuilleton sentimental léger, par égrenage pianistique sur orchestre lénifiant. Outre des qualités incontestables d'acteur, Kitano témoigne d'une cinématographie résolument moderne. Epaulé par le son direct, le plan fixe révèle tout un monde sensible indépendamment des personnages. Ceux-ci semblent ne faire que passer, sortent du champ ou bien suivent une trajectoire tangentielle au pano-travelling préoccupé de sa propre courbure, ce qui accentue solitude et fragilité. Le cadrage n'est jamais non plus centration anthropomorphique. Les procédés du star-system sont mis à mal, même s'ils font retour d'autre façon. En même temps le jeu de grosseurs inadéquates aux situations entraîne un décalage de dérision, versant proprement filmique du contenu comique préexistant au tournage.
   Au total un réalisateur aussi ludique que l'acteur, affirmant un burlesque haut en couleur, dont les virtualités inventives se déploient au gré des étapes d'un road-movie d'initiation. Celle-ci ne concerne pas que l'enfant mais aussi l'homme infantile et grossier, qui mûrit grâce à son protégé, lequel, encouragé par deux mères de substitution complémentaires, l'énergique amie de Kikujiro et la jongleuse figurant la grâce de l'amour, trouve l'estime de soi en apprivoisant cet "oncle" sauvage. Il peut ainsi renouer avec une enfance barrée par la carence affective.
   Ce qui manque néanmoins est essentiel. Le sens du tragique de la vie d'abord. Point de fantaisie qui vaille en général sans le tragique sous-jacent qui en est le substrat véridique. D'où l'impression de décousu, certes nécessaire au ludisme, mais qui exigerait un principe fort d'unité sous-jacente. Le traitement de la tragédie enfantine surtout est tout à fait sommaire. Des guili-guili ne sauraient apporter un baume à cette souffrance car la diversion n'est d'aucune aide. Il ne suffit pas non plus que Kikujiro connaisse à son âge une situation identique pour donner au spectateur l'idée de la compassion. La figure faste de l'angelot s'en trouve réduite au statut de vain colifichet infantile.
   L'ambition éthique
(1) se borne au fond à réduire au plan individuel, pour le résoudre plus facilement, le problème de l'éclatement de la vie communautaire dû à l'effondrement de la société traditionnelle dans le Japon moderne (ce que le film n'élude pas tout à fait). Si l'enfant se trouve livré à lui-même dans la mégapole estivale, sans encadrement de loisirs, en butte au racket et aux mauvaises rencontres, ce n'est pas seulement à cause de la crise de la famille mais surtout de l'individualisme consumériste.
   Les réponses psychologiques données sont l'arbre qui cache la forêt des solutions structurelles : sociales, économiques, politiques, culturelles. Bref, ça sonne faux, relevant au fond d'un narcissisme de même acabit que celui de
Hana-bi : tout l'honneur va au généreux consolateur et fin psychologue qui se trouve être à la fois le réalisateur et l'acteur principal, au rôle-titre. Aveu des limites d'un travail, auquel aucune audace n'est permise, de peur de trahir le confort de l'autosatisfaction. Même à faire abstraction de sa manière hollywoodienne, Kitano n'a rien d'un artiste japonais, qui témoignerait au contraire d'une capacité à diriger la contemplation ailleurs que sur soi-même. À plus forte raison, il n'appartient pas à la famille des grands artistes japonais, qui ont su, tout en restant fidèles à leur culture, ouvrir par leur art un public international à des questionnements vitaux.
   Borgne au pays des aveugles, Kitano le surdoué doit largement son succès international au règne incontesté de la médiocrité. 27/02/03
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