CINÉMATOGRAPHE 

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Akira KUROSAWA
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Kagemusha (L'Ombre du guerrier) (Kagemusha) Jap. VO Scope-couleur 1980 159' ; R. A. Kurosawa ; Sc. A. Kurosawa, Masato Ide ; Ph. Takao Salto, Masaharu Ueda, Asakazu Nakai ; M. Shinichiro Ikebe ; Pr. Toho/A. Kurosawa/20th Century Fox ; Int. Tatsuya Nakadai (Shingen Takeda et son double), Tsutomu Yamazaki (Nobukado Takeda, le frère de Shingen), Kenichi Hagiwara (Katsuyori Suwa, le fils de Shingen), Kota Yui (Takemaru), Shuji Otaki (Masakage Yamagata, le chef militaire du clan Takeda), Jinpachi Nezu (Sohachiro Tsuchiya, le garde du corps de Shingen), Daisuke Ryu (Nobunaga Oda, ennemi), Masuyuki Yui (Ieyasu Tokugawa, ennemi), Kaori Momoi (la concubine Otsuynokata), Mitsuko Baisho (la concubine Oyunokata).

   Au belliqueux seizième siècle nippon, le seigneur Shingen Takeda est un guerrier redouté, affrontant ses grands rivaux Ieyasu et Nobunaga pour investir Kyoto qui lui livrera le pays entier. Mortellement blessé par une arquebuse embusquée, il fait promettre à son entourage de tenir durant trois ans secret son décès. Pour le remplacer, un sosie condamné à la crucifixion pour vol a reçu l'approbation du seigneur. Les soupçons des ennemis sont détournés par la crainte que celui-ci inspire, jointe à la science d'acteur du double ("kagemusha"), qui croit à sa mission parce que le défunt l'avait traité dignement.
   Écarté du pouvoir au profit de son petit garçon Takemaru, pour avoir lié son destin à l'ennemi en épousant la fille du seigneur Suwa vaincu par Shingen, Katsuyori le fils de Shingen ne rêve que conquêtes pour se valoriser, malgré les dernières volontés paternelles : garder l'immobilité de la montagne. Au bout de trois ans, des funérailles posthumes sont célébrées, le double est
chassé et Katsuyori lance ses forces. L'armée du clan est décimée sous les yeux horrifiés de l'imitateur qui s'était vraiment identifié à son illustre modèle, jusqu'à se prendre d'affection pour Takemaru. Se dressant seul contre l'ennemi muni d'une lance ramassée sur le champ de cadavres, il est touché à mort et va expirer dans la mer à côté de son ultime vision : la bannière abandonnée du clan Takeda.

   Remarquable spectacle, ne reculant devant rien pour atteindre la perfection du jidaï-geki : le déploiement quasi ethnographique des costumes de guerre et la mise en scène des grandes manœuvres militaires, gratifiée d'une
palette chatoyante est assurément magnifique. La technique est sans faille à plus d'un titre : le jeu des variations de grosseur développe un régime du récit à traits aussi nets et précis qu'ils sont économiques : revoyons le début de la séquence de l'immersion secrète de Shingen dans le lac Suwa.
   Elle s'ouvre sur un plan rapproché de la barque chargée de l'urne géante contenant la dépouille. Suivent un plan d'ensemble (I) puis un plan général (II), très lointain) qui s'enrichit par le recul supplémentaire, au plan suivant, de la présence de l'état major assistant accroupi sur la grève à la cérémonie (III) tandis que l'engloutissement se fait entendre, auquel succède un contrechamp frontal (IV) incluant la cabane de pêcheur où se cache le double. Un recadrage d'ensemble de la cabane exclusivement (VI) se conclut par un 6e plan rapproché qui permet d'identifier le double à travers une lucarne. On retourne ensuite (VII) à un plan un peu plus lointain que le II, où la brume semble marquer sur les eaux la limite du royaume des
morts.
   On appréciera également la discrétion des massacres hors-champ, même si elle est rendue vaine par l'insistance sur l'agonie des
chevaux, figure en point d'orgue de l'horreur du massacre humain. La mise en scène renoue avec un procédé qu'on a pu voir notamment dans La Forteresse cachée : suggérer la violence de l'événement dans les marges de l'image. Ainsi au fur et à mesure que la défaite s'accuse hors champ, la garde de Katsuyori - immobile, lui vissé sur son tabouret au centre -, s'agite, reflue puis se raréfie progressivement. Non seulement le centre dramaturgique est rejeté hors-champ, mais de plus, au lieu d'être reflété par le principal intéressé, il se diffuse dans ses entours.
   C'est par des variations d'échelle et de couleur autant que par l'exploitation de la sinuosité dans les trois dimensions que les vastes mouvements enfermés dans le cadre conservent une
extension appropriée. Des liens symboliques(1) brisent la linéarité du récit comme, à la fin de son "règne", le bras en écharpe du double à l'instar du modèle à l'agonie. Les sons naturels, le souffle du vent, les hennissements, le clapotement des vagues, s'organisent en un parfait contrepoint dramatique.
   Mais la cohésion sous-jacente manque pour unifier ces effets dignes de l'art du cinéma
(2), l'essentiel de l'énergie de réalisation étant dévolu au grand spectacle. À partir de Dodes'Kaden, le maître japonais recherche l'effet plastique pour lui-même puis il devient excessivement sérieux, comme s'il avait renoncé à la liberté (et à la joie) nécessaire à l'authentique expérience spirituelle. La participation des spécialistes de la superproduction à travers la 20th Century Fox ne fait que renforcer cette tendance en décourageant toute audace.
   Aucun risque n'est pris pour déconcerter le public. L'accompagnement musical, emphatique et rehaussée de chœurs de trompettes, a des réminiscences de péplum, à moins que, se faisant plus rustique à l'aide d'accents mexicains, cela n'évoque le western tendance torride, dans le goût de
La Horde sauvage (1969). La musique est néfaste au cinéma quand elle abuse de son pouvoir sur les images. Le retour du grand seigneur est salué avec allégeance par une musique valorisante, qui identifie le point de vue du méganarrateur et celui des sujets de Shingen (comparez avec les libertés iconoclastes prises à cet égard dans Sanjuro).
   Davantage, prise à la lettre, comme y invite le film, la perfection imitative du double, qui sidère l'assistance et provoque les sanglots d'un page, cautionne un fétichisme de la personnalité, du reste totalement contraire à l'esprit de l'auteur, pour qui connaît tant soit peu son œuvre.
   Mais revenons à la musique. Lorsque, bravant les avis et présages, Katsuyori lance son offensive, c'est au son d'une marche funèbre. Ce qui est contraire à la temporalité de l'art du cinéma, dont le chemin n'est jamais tracé d'avance, même si l'issue en est fixée comme dans la tragédie classique.
De même, les panoramiques sur l'hécatombe sont commentés par des trompettes à l'instar de la sonnerie militaire aux morts.
   Bien que produisant des images terribles par leur splendeur, la composition stylisée des
couleurs relève davantage de la performance picturale que du cinéma. L'art se borne ici à s'attacher à des valeurs extrinsèques : la belle photo, n'excluant pas le coucher de soleil, suprême cliché qui fera toujours se pâmer un public avide d'effets. Le galop d'un messager le long de la grève paraît inspiré par un effet esthétique immédiat davantage que par une nécessité commandée par l'ensemble. La pluie est un ingrédient commode pour attrister le départ du double chassé. Une intense esthétisation met un accent disproportionné au cauchemar du double. Ou bien il s'agit des valeurs illustrées par l'admiration du drapeau, qui n'est pas sans rappeler le patriotisme des films de guerre yankee.
   Cette platitude entraîne un besoin de sursignification qui s'exprime, on l'a vu, dans des afféteries de palette, mais aussi par un symbolisme plaqué comme, à la blessure mortelle du double ce contrechamp du tabouret
vide de Katsuyori.
   Par conséquent, manquent ces distorsions ou ces jeux narratifs porteurs de dérision du ci-devant auteur du
Château de l'araignée, qui permettaient au film de ne pas s'appuyer sur une vérité a priori de la représentation (3) du réel pas plus que sur celle de la morale dogmatique. Un regard d'artiste se reconnaît à sa capacité à se décaler de l'attente cognitive et idéologique, au mieux à faire table rase des repères supposés intangibles. C'est à ce titre que l'humour et le comique avaient joué un rôle important dans la production de jeunesse et de maturité. Ici, comme lorsque deux balayeurs maladroits de taille contrastée sont chargés in extremis d'aplanir le sol pour l'arrivée du seigneur, les intentions burlesques tombent à plat parce qu'elles ne sont pas soutenues par un système qui supporterait le mélange des genres.
   En bref, ligoté par Hollywood et affaibli par ses échecs, le Kurosawa septuagénaire a beau déployer avec faste un certain génie de l'image, il n'est guère que l'ombre de lui-même, perdue dans le rêve adolescent du spectacle total. 28/09/04
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