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Robert CAHEN
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Juste le temps Fr. vidéo 1983 12' 45'' ; R. R. Cahen ; Ph. André Mrugalski ; Eff. sp. Stéphane Huter, Jean-Pierre Mollet ; Son et mix. Michel Node, Jean Minondo, Claude Moretti ; Lum. Jean Belfenni ; Mont. Eric Vernier, André Colas ; Bande sonore Michel Chion ; Pr. Serge com/INA ; Int. Nathalie Daladier, Gérard Dessale.

   Rythmés par le bruit des roues sur rails, des lignes aériennes sur fond de ciel bleu agrémenté de nuages légers défilent. Une jeune femme, seule dans un compartiment. Le paysage mobile a remplacé les câbles suspendus. Un homme dans le couloir tergiverse, semble d'abord reculer puis son approche est reprise sur plusieurs plans figurant l'hésitation où s'intercale la vue suggestive des jambes croisées chaussées de souliers à talons carmin. Puis il s'installe dans le coin opposé. Le paysage se dévide en d'étranges métamorphoses alternant avec des plans des personnages. Tandis que la femme somnole, le rythme des bogies se différencie, se décale et se musicalise. 

   Il y a deux façons d'envisager le voyage. Premièrement pratique, en tant que parcours permettant de se transporter d'un lieu à l'autre ; deuxièmement poétique, touchant à la quintessence de la chose même. La première ne livre rien qui vaille. La seconde au contraire s'offre dans une telle richesse qu'il est difficile d'y démêler matière à récit ou commentaire.
   Cahen tranche en dégageant des pistes thématiques : magie ferroviaire et rencontre amoureuse possible. Le train n'y est pas principalement un véhicule. C'est avant tout une plate-forme autonome mobile, voire, un univers qui s'accapare le registre du réel, rejetant l'immobilité extérieure dans l'insolite. Au point que, pour les yeux, c'est le paysage qui se déplace et le train qui est fixe, alors que paradoxalement le fracas des rails pointe la réalité de roulements fixés au bâti.
   Qui a voyagé enfant se souviendra peut-être à quel point il est problématique de concilier les deux univers, jusqu'à ce qu'adulte, on parvienne à les faire concorder au prix de la banalisation définitive du merveilleux qui nous entoure. Tandis que le paysage derrière le vitrage déballe en une abstraite et absurde fuite ses éléments dissociés par les variations d'angle et de distance, la réalité de l'ici-maintenant du train en marche constitue un monde concret, tactile, visuel, sonore.
   Mais cette division entre le dedans tangible et le dehors évanescent n'existe que pour les sujets qui la réfractent : un personnage puis un autre, ainsi que le narrateur invisible. De sorte qu'un troisième monde interfère : celui de la subjectivité (conscience, mémoire, imagination, fantasme). Lequel tire parti de la déconstruction du paysage ci-dessus indiquée au profit d'un matériau ductile, animé de plissements vibratoires comme d'un état inachevé de la matière en gestation, de même que la dénaturation des couleurs confine au grisonnement, tandis que la bande sonore semble parfois en calculer l'état par la suite répétitive de notes frappées à résonance cristalline.
   Véritable matière grise en état d'alerte mais ouverte à l'infini des possibles, le déroulement parfois saccadé, parfois continu de la trame extérieure subjectivée est le contrepoint sensible de la situation à bord. Sous le regard virtuel du narrateur puis du passager, la femme est l'élément le plus prégnant et le plus solide au sein de ce qui apparaît un véritable ballet moléculaire et relativiste. Non seulement par la netteté mais par la façon dont le personnage absorbe un moment et sans perte réverbérante la lumière sur un mode quasiment tactile, alors que l'homme, qui a sans doute seulement rêvé avoir eu le courage d'occuper la place, semble se dissoudre dans une lumière verte. On ne quitte pourtant jamais l'espace de la rêverie, que caractérisent ralenti, filmage inversé, métamorphose des sons.
   Au total, l'intensité de la présence féminine tient à ce qu'elle est à la fois au centre
du propos et figurée comme son propre objet narcissique. Objet de séduction idéal se rêvant et fantasmé, fragile dans un contexte qui sans cesse se défait pour ne renaître que se défaisant. Le film épouse la dynamique de cet entrelacs indécis de trois mondes, sous-tendu par la trajectoire de la voie d'acier, qui n'en est pourtant pas le principe de mise en ordre.
   Car c'est l'indéfectible unité de l'image et de la conception sonore qui confère à cet enjeu brisé sa nécessité poétique. 12/03/07 
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