CINÉMATOGRAPHE 

ÉCRITURE


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Luc et Jean-Pierre DARDENNE
Liste auteurs

Deux jours, une nuit Bel., Fr., It.  2014 95' ; R., Sc. L. et J.P. Dardenne ; Ph. Alain Marcoen ; Son Benoît de Clerck et Thomas Gauder ; Mont. Marie-Hélène Dozo ; Pr. Sedif ; Int. Marion Cotillard (Sandra), Fabrizio Rongione (Manu), Pili Groyne (Estelle, leur fille), Catherine Salée (Juliette), Christelle Cornil (Anne), Timur Magomedgadzhiev (Timur), Serge Koto (Alphonse), Batiste Sornin (M. Dumont), Olivier Gourmet (Jean-Marc), Hicham Slaoui (Hicham).

   En raison de la concurrence seize employés d'une fabrique de panneaux solaires doivent choisir par vote entre une prime de mille Euros et le maintien de Sandra, qui sort de congé maladie pour dépression. Sous la pression de Jean-Marc, le contremaître, au prétexte que Sandra n'est plus performante, la majorité se prononce pour la prime. Juliette pousse Sandra à demander au patron, M. Dumont, un nouveau scrutin. Il consent à condition d'être secret, en raison de cette immixtion. Sandra dispose d'un week-end, deux jours, une nuit, pour convaincre les collègues, dont le budget est aussi fragile que le sien, de renoncer à leur prime. Découragée d'avance, elle doit tenir à coup de médicaments mais Manu, son mari, l'exhorte et la soutient pas à pas tout en travaillant le week-end dans un restaurant. Utilisant les transports en commun quand il ne peut l'accompagner, elle fait donc le porte à porte du personnel avec plus ou moins de succès, rencontrant ici la lâcheté, là la violence et la peur, mais aussi la solidarité car il y a de quoi troubler les consciences. L'épreuve lui semble bientôt insurmontable et elle tente de se suicider, ce qui finalement ressoude le couple qui était en crise sans le savoir. Le lundi venu, à une voix près, elle n'obtient pas la majorité. Le patron conciliant lui propose, tout en maintenant les primes, de la reprendre en mettant fin à un CDD. Elle refuse de prendre la place d'un autre, sans doute d'Alphonse en l'occurrence, le Noir qui a voté pour elle malgré sa terreur de Jean-Marc. Cet acte solidaire contraire à l'intérêt pécuniaire immédiat lui redonne, avec l'estime de soi, paix et espoir.

     
    Conte philosophique en forme de parcours du combattant comme enjeu constamment menacé par l'incertitude et dont la résolution tient non pas au succès mais, d'une part, à ce que révèlent ses aléas, d'autre part, à la métamorphose d'une victime du sort en actrice de son propre destin. "Manu, on s'est bien battu ! J'suis heureuse !" clame-t-elle au téléphone après avoir décliné l'offre de réembauche du patron. 

   Les aléas font émerger la part générale d'humanité occultée par les beaux mirages consuméristes masquant les jeux financiers conduits sans état d'âme au profit d'une minorité. Après avoir assommé Yvan sur le point de sacrifier sa prime, le plus excité des collègues s'engouffre, tirée du hors-champ, dans une voiturette rouge bardée de ronflantes décalcomanies. C'est bien la caricature du petit consommateur s'essoufflant dans la poursuite d'un rêve qui est une pièce du capitalisme ultralibéral, et dont le véritable prix à payer est, davantage que la basse qualité des produits, un avenir précaire, dépendant d'un marché du travail qui fait glisser insensiblement la main-d'œuvre vers la paupérisation. Ils sont tous endettés. Comment résister à l'offre d'une prime qui va très provisoirement sembler colmater le trou ?

   En "marcel" dégageant les omoplates et laissant visibles les bretelles de soutien-gorge sur un dos légèrement voûté par la charge morale, Sandra semble attelée par des sangles à un fardeau. On la croit même supporter un énorme chargement alors que le réseau des attaches de la bâche d'une camionnette derrière laquelle elle dissimulait ses larmes sur le parking se combine avec lesdites bretelles. Tout est fait pour rendre sensible la tension du corps. Épousant le rythme heurté lié au désarroi de la quête, la caméra-épaule est aussi aveugle à toute issue que Sandra. Celle-ci se meut comme rentrée en elle-même, avec le pas raidi et la démarche saccadée de ceux qui durent se battre pour la vie avant la fin de leur croissance. Sur fond d'accent vaguement populaire, le registre mezzo voce de sa voix trahit la soumission à ce monde, qui l'oblige à reprendre incessamment son souffle, à se faire violence pour agir. Le panoramique d'abord serré, montrant les tendons du cou, s'achève en s'élargissant sur un champ vacant. Panoramique expectatif et un peu perdu de s'interrompre un court instant avant de terminer sa trajectoire. Laquelle, circulaire pour un mobile humain rectiligne, s'oblige à indéfiniment recommencer. Il n'y a pas de répit car on ne sait où l'on va. La prise de son directe rend à ces espaces urbains traversés à pieds la consistance du réel avec lequel le corps doit négocier.

  C'est aussi un monde où l'on est constamment rappelé à l'ordre par des signaux de GSM, four électrique, ceinture de sécurité, lave-linge de la laverie automatique, témoin de chaufferie de l'entreprise (signalé visuellement en plan serré). Avec les PC portables, les lecteurs mobiles (Anne n'a pas entendu la sonnerie car elle avait des écouteurs sur les oreilles), les voitures, coûteux auxiliaires obligatoires sans égard au niveau des revenus, c'est autant de rappels de notre allégeance à la technologie et aux prêts bancaires subséquents. La sonnette des visites s'en trouve réveiller en douce la puissance perverse du système. Ce qui fascine en contraste Sandra est l'oiseau dans le parc où, en compagnie de Manu, elle déguste son cornet de glace, comme d'une lueur d'espoir. Car il y a une ambivalence du son, certes signe de la violence latente du monde mais aussi substance massive comme libre potentialité. Tout comme l'eau dont Sandra ne cesse de se munir sous la forme de petites bouteilles dont la limpidité magique est mise en valeur, à la fois véhicule des médicaments jusqu'à la dose mortelle, et viatique qui l'aide à se remettre de la suffocation ou bien tire Yvon de son évanouissement. 

   L'espérance était sans doute là depuis le début, tapie dans la trame mortifère d'un monde inhibant les forces vitales. Elle était dans les ressources endormies de la jeune femme, réveillées au terme d'un âpre combat engageant tout le couple ainsi régénéré. Un sourire tendre de Sandra au mitan du film à propos d'une chanson triste que Manu voulait lui épargner illumine l'habitacle de la voiture dans un moment où tout semblait perdu. Elle porte alors un tee-shirt orange imprimé d'un simulacre graphique d'écriture entrecoupé de faveurs nouées en rosettes rompant avec la triste série des marcels acidulés (vert, orange, rose) de l'aliénation. La solidarité avec Anne, qui rompt avec un mari hostile à Sandra, déclenche dans la voiture, décidément, défi lancé à ce réduit privé étanche au lien social, une explosion de joie du trio aux sons d'un rock proclamant à répétition "Gloria!". 

   Et en plan large par une ample courbe de la rue, l'éloignement final de l'héroïne sous le soleil matinal (voir ombre portée), remplace le harassant panoramique indéfiniment recommencé. 01/01/19 Retour titre