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Journal d'une fille perdue (Das Tagebuch einer Verlorenen) All. Muet N&B 1929 105' ; R. G.W. Pabst ; Sc. Rudolph Leonhardt d'après le roman de Margaret Böhme ; Ph. Sepp Allgeier ; P. Pabst-Film ; Int. Louise Brooks (Thymiane Henning), Edith Meinhard (Erika), Vera Pawlowa (tante Freda), Joseph Rovensky (le père de Thymiane), Fritz Rasp (Meinert, le préparateur), André Roanne (le comte Osdorff), Arnold Korff (le vieux comte Osdorff), Andrew Engelmann (le directeur de l'institution), Valeska Gert (sa femme), Franziska Kinz (Meta), Sybille Schmitz (Elisabeth), Kurt Gerron (le Dr Vitalis).
Le jour de la confirmation de Thymiane, fille du pharmacien Henning, une dénommée Meta remplace la gouvernante Elisabeth mise à la porte, enceinte du patron. Famille et amis célébrant la confirmante lui font des cadeaux dont un journal intime et un blason comtal en pendentif de la part du comte Osdorff. Le préparateur Meinert promet à Thymiane de lui expliquer les raisons du départ de la gouvernante. Il lui fixe rendez-vous par écrit, dans le tout neuf journal intime, à 22h 30 à l'officine. Un peu plus tard on ramène le corps d'Elisabeth suicidée, puis Thymiane surprend son père déjà très caressant avec Meta. Elle perd connaissance. On la couche et soigne mais se sentant abandonnée elle va au rendez-vous de Meinert qui la séduit aussitôt profitant de son hypersensibilité aux hommes. Au bout de neuf mois, Tandis que Meta prend peu à peu de l'assurance, Thymiane met au monde une petite Erika.
On retrouve le nom du géniteur dans le journal intime. Meinert que l'on veut forcer au mariage invoque l'hypothèque de l'apothèque (pour traduire le jeu de mots en allemand). De toute façon Thymiane refuse d'épouser un homme sans amour. Sous la férule de Meta, et malgré tante Freda qui seule prend timidement son parti, un conseil de famille décide de placer l'enfant en nourrice et la mère dans une maison de redressement où la vie est un enfer. C'est Meta elle-même qui acquitte les pensions. En épousant Meta, le pharmacien achève de se mettre à sa merci.
Thymiane cependant demande par lettre au comte d'intercéder auprès de son père, qu'elle n'ose solliciter directement en raison de l'hostilité de sa belle-mère. L'aristocrate intervient mais est éconduit par Meta qui le sait déshérité par son oncle, le vieux comte Osdorff. Le jeune dit à Thymiane de s'emparer de la clé, qu'il l'attendra le soir à la porte de l'établissement. À la faveur d'une révolte générale contre la directrice, qui voulait s'emparer de son journal, Thymiane s'enfuit avec sa camarade Erika. Mais, désireuse d'embrasser son enfant d'abord, elle laisse filer sa complice avec le comte. Dans l'escalier chez la nourrice, elle croise un homme portant un petit cercueil sous le bras. Sa fille. Thymiane erre dans les rues, hébétée. Elle demande son chemin à un vendeur de saucisses en montrant l'adresse griffonnée par Erika sur son journal. C'est une maison close bien connue, où l'homme s'empresse de l'accompagner.
Elle retrouve son amie et le comte qui se sent là fort bien. Une débonnaire mamie à lorgnons lui met entre les mains une coupe de champagne après l'avoir somptueusement habillée de pied en cape. Elle danse comme tout le monde puis se retrouve au lit avec son cavalier, comme tout le monde. Au matin la patronne lui remet une liasse de billets. La voici prise dans un engrenage auquel elle était vouée de toute façon eu égard aux conditions familiales. Un jour, en ce lieu de plaisir dont les coulisses sont un bordel, se trouvent le pharmacien, son épouse et Meinert, qui peu à peu a grignoté le pouvoir économique en remboursant l'hypothèque. Le père et la fille tentent de se rejoindre, mais Meta et Meinert s'interposent.
Trois ans plus tard, Thymiane reçoit simultanément un faire-part annonçant le décès de son père et une convocation notariale. Du coup, espérant redorer son blason, le comte l'épouse. Chez le notaire, Meta et ses deux filles sont ruinées, jetées à la rue par Meinert. À Thymiane revient le montant de l'hypothèque que sa mère lui a laissée à sa mort, 4500 marks, de la main de Meinert, qui devient propriétaire de la pharmacie. La jeune comtesse abandonne tout à l'aînée de ses demi-sœurs, ce qui entraîne la ruine des projets et le suicide de son époux.
Mais se sentant coupable de la mort du neveu, l'oncle souhaite réparer sa faute au profit de la veuve. Thymiane devient membre du conseil d'administration de la Société d'Aide des Jeunes Filles en Détresse qui gère la maison de redressement où elle fut pensionnaire. Surmontant ses hantises avec l'aide de l'oncle, elle participe à la visite annuelle d'inspection. Justement Erika vient d'être rattrapée. Comme elle se révolte, Thymiane prend courageusement sa défense et critique le régime répressif de la maison, soutenue par le comte qui conclut : "un peu plus d'amour et personne n'est perdu dans ce monde".
Sur un rythme - que contredit en sous-main un incroyable court-circuitage du temps - tranquille, souriant et sans phrases, bien plus efficace que tout pathos, Thymiane s'enfonce dans le cauchemar, c'est-à-dire dans une suite d'événements telle qu'à chaque instant on est tenté de se dire : une logique du malheur aussi implacable, ce n'est pas vraisemblable. Or il n'y a pas plus vrai que l'invraisemblance. Pas question donc de se réveiller. Il faut soit aller jusqu'au bout du malheur, soit envisager le bonheur autrement que ne le propose un monde frelaté. C'est la deuxième voie qui, en s'imposant, va nous conduire à quelques surprises quant au mode de construction du bien.
Court-circuitage : tout se concentre le jour de la confirmation, qui contient à la fois l'exposition et le nœud. Puis quand la comtesse Osdorff inspecte la maison de redressement, c'est comme s'il y avait deux réalités parallèles du temps : celle d'une maturation qui propulse la fille perdue du bas au haut social et, à l'inverse, l'absence de durée par la stagnation d'Erika et la reprise de l'action qui la concerne là où on l'avait laissée. Pas d'encombrement de la durée donc comme on l'a vu pour le faire-part et la convocation du notaire arrivés en même temps.
Il y a d'autre part enjeu symbolique (écriture), donc tabulaire (atemporel). D'abord la filiation entre Elisabeth et Thymiane, puis entre l'enfant de celle-ci et Erika. La petite brassière sur laquelle Thymiane tombe parmi les travaux de couture à l'institution, rappel douloureux de son enfant mort, se rapporte à celle que brandit Elisabeth à genoux pour apitoyer son maître : la mort d'Elisabeth et de l'enfant qu'elle porte est comme la préfiguration de celle de la petite Erika, qui transmet son nom à la médiatrice du bordel.
La caméra trace à sa manière le chemin de l'inéluctable au moyen du panoramique, qui est un mouvement à surprise par excellence (et à mauvaise surprise), car découvrant l'espace en changeant d'axe, ou bien encore le recadrage du plan moyen au plan d'ensemble quand il laisse au départ délibérément ignorer ce qui va se révéler dans ses entours. Jetant un coup d'œil sur sa montre, Meinert semble croire que sa proie lui échappe, surtout qu'elle est alitée pour avoir subi de très graves chocs psychologiques. Un panoramique l'accompagne sur la distance de trois pans de murs de l'officine disposés à angle droit (comme sur une scène de théâtre, ce qui est une façon de dramatiser, sans faire du théâtre filmé) le long des fioles alignées sur les étagères qui défilent. Il commence par ôter sa veste qu'il remplace par une blouse, signe de renonciation, mais arrivé au troisième panneau parallèle à celui du départ il s'arrête, en même temps que la caméra, la blouse encore entre les mains. Reprenant sa course, le panoramique le laisse là et va cadrer Thymiane soudain là, dans l'embrasure de la porte.
Le père attablé au dancing du bordel lors de sa sortie annuelle est en compagnie de son épouse. Mais un court panoramique inclut un complément : Meinert, l'âme fourbe à la même table, surgi comme un élément nécessaire du dispositif de broyage qu'on croyait incomplet et affaibli. Lorsque, assise en plan moyen, Thymiane lit coup sur coup le faire-part et la convocation, on sait d'autant moins où elle se trouve que l'arrière-plan est estompé et le temps écoulé, trois années indiquées par intertitre, laisse espérer une évolution. En vain : un plan large succède, dévoilant le lit et la chambre de sa première nuit vénale. Le coup du pano appartient à une autre logique fondamentale qui collabore à la précédente : celle du réel, qui fascine, et déstabilise toute tentative de conclusion.
Contrairement à la représentation, qui surindique les faits et accentue la causalité, la figuration du réel passe par la déconstruction du réglage transcendantal du récit. C'est au spectateur à assembler les éléments et à construire le sens de surprise en surprise (notion bressonienne). Deux exemples. 1) L'épisode du suicide d'Elisabeth. Il est impossible de comprendre le sens de ce brancard à distance de la caméra, décadré en plan d'ensemble, déposé devant la porte par des inconnus. Et pourtant il y a un indice : la ressemblance de la cage d'escalier avec une crypte. Le pathétique vient de ce que le spectateur comprend en même temps qu'y est censée Thymiane. Mais surtout après avoir été conduit par le cadrage à sous-estimer l'événement tout en le pressentant. 2) C'est seulement chez le notaire que l'on découvre l'existence des demi-sœurs de Thymiane. Or il existe un indice bien antérieur, passé inaperçu parce que non présenté comme détail signifiant, s'inscrivant dans une causalité - exactement comme cela se produit dans le réel où l'on ne comprend souvent que longtemps après la signification des événements : un plan de Meta de profil, montrant l'arrondi de la grossesse.
Étant quitte de la cohésion grammaticale et cognitive, la logique du signifiant (de l'écriture) sous-tend le régime du cauchemar dont l'ambiance se reconnaît à certaines incongruités cognitives. Voyez le décalage de registre avec le statut tragique de l'héroïne. La farce noire, par exemple, qui met face au berceau le groupe familial, en soi déjà burlesque par les disparités physiques, comme si le bébé passait en audience de justice. On le gratifie de plus de mimiques attendries avant de prononcer le verdict de bannissement. Remarquons à cet égard le style funéraire - prémonitoire - des rideaux. Ou bien, appuyée par le cadrage géométrique de la table en perspective vertigineuse dans la profondeur de champ, s'accordant à l'orchestration sous la baguette du souper collectif, la caricature de cheftaine sadique de la directrice et la figure vampirique du mari avec ses gestes doucereux, sa calvitie et ses sourires obséquieux en toutes circonstances. Rappelons enfin le physique et le comportement de bonne maman de la maquerelle, qu'on verrait plus volontiers dans sa cuisine remuant les confitures dans des casseroles en cuivre. Par ces décalages, un régime du grotesque fait dissoner le drame. Que ce soit le salut militaire involontaire (préfigurant la maison de correction) de Thymiane figée de stupéfaction à la vue de son père familièrement accointé à la gouvernante nouvelle, les poignées de main au pharmacien flanqué de la même qui, après les regards de connivence échangés par les invités et ironiquement recadrés plus serrés, ressemblent à des félicitations anticipées, le marchand de saucisses qui distribue sa marchandise à connotation grivoise aux futures collègues de Thymiane, ou encore la porte de la chambre de la première nuit vénale s'ouvrant d'elle-même... Le caractère burlesque de la leçon de danse, à la fois par la gestuelle de l'homme, par l'incongruité de cette danse qui n'est que de la gymnastique punitive ironiquement soulignée par un montage de plans décadrés, participe du même trouble, offrant au fond un certain jeu dans le drame, auquel on ne s'identifie jamais.
C'est comme si le potentiel de résilience était toujours-déjà là : comme si l'espérance n'était pas séparable du désespoir. Il y a une joie dans le malheur, une santé diffuse bien plus essentielle que la laconique litote conclusive "un peu d'amour" : élégante pirouette davantage que fastidieuse sanction morale.
Pour revenir au cauchemar enfin, une certaine situation typique pourrait se définir comme une variante cauchemardesque du paradoxe de Zénon. Il s'agit de l'impossibilité pour le père et la fille de se rejoindre à leur ultime rencontre au bal du bordel, malgré les opiniâtres tentatives. Un montage alterné extraordinairement travaillé en une cinquantaine de plans sur quelque trois minutes donne à la fois la sensation de progression et de patinage sur place. On peut voir aussi dans cette scène l'hallucinante préfiguration de la mort du père annoncée à la séquence suivante. Le principe en est un simulacre de jeu spéculaire associé à l'action de forces symétriques antagonistes au rapprochement, renforcées par l'interposition active de la foule dont la participation fortuite ou volontaire dramatise le jeu : du côté père, l'opposition de Meta et de Meinert (qui a sans doute encore besoin du pharmacien pour être tout à fait propriétaire), de l'autre côté, la résistance des exploitants du corps de la fille. Il y a symétrie des gestes (le bras de Méta enveloppant le père et celui du comte enveloppant la fille), du contexte humain (sur le même plan, le personnage encadré par deux comparses), du cadrage, de la grosseur et de l'éclairage. Cependant, les variations de grosseur (du plan serré au plan d'ensemble) donnent l'impression d'un recul du mouvement. Le flux et reflux de la foule encombre et désencombre tour à tour les deux personnages comme pour les libérer faussement de l'obstacle. L'action est aussi retardée par l'épisode de la tombola, une complication de plus qui fait passer Thymiane des bras de Vitalis à ceux du comte. À la fin de la séquence les personnages se perdent en plans d'ensemble dans la foule et dans les plans rapprochés les regards ne sont plus raccordés, marquant la séparation définitive. (images).
En même temps pourtant comme on l'a vu, ces données négatives valent pour la remontée morale de l'héroïne. Les mêmes éléments qui semblent relever du destin cauchemardesque sont porteurs d'espoir en tant que transformables, contrairement au caractère inéluctable de l'apparence. L'amour pour l'enfant disparu se reporte à la fois sur l'amie homonyme et sur la demi-sœur, qui sont les moyens du dépassement du traumatisme. Dépassement par la prise de position courageuse en faveur d'Erika et de ses semblables, et par l'abandon de l'héritage à la petite : "pour qu'elle ne connaisse pas le même sort que moi". À noter que les 45.000 marks sont puisés dans la caisse de fer parallélépipédique que Meinert a posée bien en évidence sur la table le jour du règlement de l'héritage. Petit cercueil au couvercle relevé. En outre Thymiane assiste par la fenêtre au départ pitoyable de Meta à travers une vitre battue de pluie comme par ses propres larmes : ce qu'elle voit est une petite caisse de bois oblongue chargée sur le chariot du déménagement. C'est donc bien sous le signe de l'enfant défunt qu'est transmise la somme comme instrument de la générosité de résilience.
Dans le même ordre d'idées, tout élément est susceptible de changer de valence au cours du récit, ce qui exclut le cliché cinématographique. Prenons le tambourin dont la directrice use pour scander militairement ses ordres. Dans un premier temps, il est retourné contre elle par les mutines, à rythmer les coups portés collectivement sur le couple directorial. Ultérieurement, un objet identique se trouve entre les mains de Thymiane comme instrument rythmique des cours de danse susceptibles de lui épargner la prostitution. Même si c'est un échec en tant que répétition pure et simple de la séance de gymnastique conduite par la directrice, le seul fait de tenter le détournement est un signe positif.
On serait tenté de reprocher au film un certain manichéisme, clivage entre le mal et le bien tel qu'il faut faire un choix absolu : le bien n'est possible qu'à rejeter totalement le mal. Or il n'en est rien : Thymiane ne rencontre le bien qu'ayant su tirer profit de ce que sa déchéance lui a appris. À savoir, si elle a le soutien du vieux comte jusque contre ses pairs du conseil d'administration, c'est parce qu'elle partage son lit. Tout l'indique. Au cimetière, ne portant pas le deuil et resté d'abord à l'écart, il ne vient pas pour l'enterrement mais pour rencontrer sa nièce. Sa proposition est ambiguë : "pourrais-je réparer avec vous ce que je n'ai pas fait avec lui ?" La jeune femme qui en a parfaitement saisi la véritable teneur répond simplement et sans hésiter : oui, sans le remercier comme il se doit pour un service rendu : le don est bien réciproque. Pourquoi sinon hésiterait-il à présenter sa nièce à ses amies aristocrates, qui la recruteront dans leur association. Ce qui est admirable c'est à la fois la discrétion et la netteté avec lesquelles l'intimité amoureuse se manifeste à deux reprises : quand sortant du bain de mer elle le chahute, lui tout habillé et digne sous sa tente de plage, et le regard complice échangé au début de la scène d'inspection.
Au total rien de trop, contrairement à Loulou, et par conséquent le meilleur Pabst à mes yeux. Louise Brooks y tient son plus beau rôle, non parce que sa beauté est montrée, mais parce qu'elle s'entrevoit en émergence nécessaire. 17/07/05 Retour titres