Frank BEYER
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Jacob le menteur (Jakob der Lügner) RDA, Tchécoslovaquie 1974 96' ; R. F. Beyer ; Sc. F. Beyer d'après le roman éponyme de Jurek Becker (1969) ; Ph. Günter Marczinkowsky ; Mont. Rita Hiller ; son Horst Mathuschek, Gerard Ribbeck ; Lum. Günter Kagel ; Déc. Willi Schäfer, Gisela Schultze ; M. Joachim Werzlau ; violon solo, Siegfried Krause ; Pr. DEFA, Télévision RDA ; Int. Vlastimil Brodsky (Jakob Heym), Erwin Geshonneck (Kowalski), Henry Hübchen (Mischa), Manuela Simon (Lina), Margit Bara (Josafa), Blanche Kommerell (Rosa Frankfurter), Dezso Gavas (Felix Frankfurter, son père), Zsuzsa Gordon (sa mère), Reimar Johannes (Herschel Schtamm), Fritz Links (Fajngold), Friedrich Richter (le docteur) .
Au ghetto de Lodz, Jakob Heym, ancien gargotier, prend soin de sa petite nièce Lina, malade, dont la trace des parents est perdue. Il est astreint au travail forcé à la gare de fret avec son vieil ami Kowalski le coiffeur, et le jeune Mischa, qui souhaite épouser Rosa contre l’avis paternel vu la situation. La jeune femme se contentera de s’installer chez son amant qui lui a fait accroire sourd-muet le vieux Fajngold avec qui la chambre est partagée.
Censément surpris dehors après le couvre-feu, Jakob doit se présenter au chef de poste dans le bâtiment administratif pour recevoir une punition. Derrière une porte de bureau filtre l'annonce à la radio d’une victoire nazie impliquant l’approche des Russes. Le lendemain il s’en confie à un Mischa incrédule. Jakob prétend alors être en possession d’une radio (ce qui est strictement interdit), en lui recommandant de « la fermer ».
Secret de polichinelle. Dès la séquence suivante, Kowalski est déjà au courant. Mischa a même vendu la mèche à Félix, le père de Rosa pour lui faire accepter la possibilité du mariage. Bien qu’il soit harcelé par Kowalski, toujours à rinventer de nouveaux prétextes pour lui soutirer de l'information, Jakob se prend au jeu s'étant rendu compte que les fausses nouvelles par lui répandues mettaient fin aux suicides. Allant jusqu’à risquer sa vie en usant de la cabane aux latrines de la gare, interdite aux Juifs, pour y glaner des nouvelles dans les coupures de presse à usage de papier hygiénique.
Bientôt l’effroi que suscite la perspective d’une répression générale pour cause de radio clandestine entraîne des oppositions. Un certain Schtamm prie Dieu de laisser la radio ignorée des Allemands. S’ensuit par ironie du destin une panne de courant du quartier. Kowalski s’arrange pour un branchement via un autre réseau. Jakob finit, pour être tranquille, par inventer une panne, qu’il prétend aussitôt réparée quand Kowalski propose l'intervention d'un radio-mécanicien. Cependant Schtamm est abattu par la sentinelle en tentant de communiquer avec des déportés enfermés dans un wagon à l’écart comme si, au retour allégué de la voix des ondes, Dieu avait poussé à l’absurde le moyen de protéger son fidèle des représailles pour détention de radio par un autre. Derrière un mur qu'il lui a interdit de franchir, le menteur en titre dans la cave régale sa nièce, maintenant guérie, d’émissions radio simulées dont elle n’est pas vraiment dupe, tout en jouant le jeu. Aux nouvelles rassurantes succède le conte de la princesse malade, qui a les traits de Lina dans les images l'illustrant à intervalles.
Mais la situation s'aggrave. Mischa sauve sa petite-amie d’une vague de déportation touchant la rue de ses parents, qu’il n’a pas eu le temps de prévenir. Troublé par la mélancolie consécutive de Rosa, Jakob avoue à Kowalski n’avoir jamais eu de radio. Après avoir assuré son ami qu’il ne le torturerait plus de questions, le coiffeur rentre chez lui mettre fin à ses jours. L'ordre de déportation gagne bientôt tout le ghetto. Jakob, Lina, Mischa et Rosa se retrouvent réunis dans le même fatal wagon.
D'un synopsis trompeur
Le synopsis ne saurait rendre compte de l'essentiel que s'agissant d'un récit linéaire, qui ne dit rien de plus que ce qui s'aligne sous nos yeux. Or nous avons affaire ici à cette espèce rare des films qui ne supportent ni causalité, ni conclusion résolutive, ni jugement. On pourrait pourtant croire à première vue qu'outre l'échec du Menteur, tout converge vers un dénouement tragique invitant à la communion émotionnelle de spectateurs indignés. Mais il n'y a pas qu'un menteur. Tout y est mensonge à commencer par la fiction elle-même, par définition. Le contenu est la constante mise en abyme du récit comme fable. "L'histoire de Jakob ne s'est jamais déroulée de la sorte, en aucun cas..." est-il averti au générique. Et plus loin : "ou peut-être s'est-elle déroulée ainsi." Jakob le Juif n'est-il pas sommé au départ de franchir une porte affichant en rouge : "Strictement interdit aux Juifs" ?
Du mensonge généralisé
Les Nazis mentent nous dit d'emblée l'épisode de l'interception de Jakob prétendu être dehors après 20h alors qu'il n'est que 19h30. Certes, mais tous les personnages principaux sont des menteurs. Ils sont déjà incapables de tenir un secret, ce qui s'approche de la forme de mensonge appelée parjure. Et chacun est prêt à tous les subterfuges pour faire droit à ses désirs. Les contorsions de Kowalski en quête compulsive de nouvelles fraîches sur l'approche de l'armée russe sont des chefs-d'œuvre de jonglerie diplomatique. Ainsi, à environ 25'30, Jakob en tête portant face-caméra une caisse avec un autre, Kowalski prend la place du second derrière lui. À environ 46', il rend visite à Jakob qui l'accueille sur le seuil. "- C'est encore moi qui viens t'embêter." Jakob ne bougeant pas, il force le passage : "Tu ne veux pas fermer la porte ?". Puis une fois assis à table en face de lui (plan 296 environ). "Tu vas rire, je ne veux rien de particulier. Le plafond me semble de plus en plus bas chez moi. Va tailler la causette avec Jakob, je me suis dit. Il ne va sûrement pas bien non plus. Il sera content, j'ai pensé." Et au plan suivant (297) de Jakob cadré poitrine, il poursuit hors-champ : "Autrefois on se voyait après le travail. Tout le monde trouvait ça normal. Ne devrions-nous pas recommencer... ?" Suit une plongée serrée de la table (plan 298). Sa main surgissant gauche-cadre tend deux cigarettes perdues à la séquence précédente par le soldat qui a failli surprendre Jakob aux latrines, on y reviendra. La phrase se termine hors-champ "...à nous habituer à la normale ?" Après un plan serré de Jakob, retour au 298 où sa main se saisit d'une cigarette, qu'il restituera au retour du plan quand il aura compris la manœuvre.
Menteur également Mischa, à prétendre Fajngold sourd-muet, pour avoir Rosa dans son lit puis l'empêcher de rejoindre ses parents en route pour le camp d'extermination (à environ 78') avec les autres résidents de la rue. Alors qu'ils passent sous ses fenêtres il tente la diversion. "- C'est quelle rue ? demande Rosa. -Je ne sais pas." Il ferme la fenêtre. Elle tente de voir à travers la vitre. Lui "- Tu as faim ? Je te prépare à manger". Elle "-Pas maintenant." (martèlement innombrable des souliers sur le pavé à l'extérieur). Il veut l'attirer à l'intérieur. Elle "- Mischa ! C'est notre rue !" Il la plaque brutalement au sol pour qu'elle ne puisse se signaler en appelant ses parents.
Enfin Lina, menteuse à mettre tout sens dessus-dessous chez l'oncle (à 52'29), pour y dénicher la radio sous le prétexte de ranger. Mais n'ayant jamais vu de radio de sa vie, elle tient pour telle la lampe à pétrole. Elle est encore à l'âge où la réalité s'accommode de mythes.
Équivalence des niveaux
Il y a donc maintes formes de mensonges : mensonge stratégique Nazi, opportuniste de Kowalski et Mischa, altruiste de Jakob. Mais tous perdent leur valeur sociale dans la fiction qui les mue en force d'écriture par la médiation de l'enfant qui, d'ignorer encore la différence entre réalité et fiction, ne peut vraiment mentir. La fillette ne ment pas, elle est, par force, affabulatrice au sens littéral. Le personnage cristallise le point de passage entre représentation et fable.
Davantage, le film tend à effacer la différence entre les deux. "Empêche qu'il nous arrive un malheur juste avant la fin" (Lass nicht zu, dass uns kurz vor Schluss noch etwas geschieht), supplie Schtamm en prière. La fin de quoi, sinon du film ? La "radio" annonçant le conte de la princesse malade, le conteur trahit le subterfuge en s'adressant à Lina par-dessus le mur, moins haut que le plafond : "Tu le connais ?" Lina, qui a bravé en douce l'interdiction de regarder du côté de Jakob répond "Non ! Mais comment peut-il y avoir des fables à la radio ? - Quoi comment ? Il y en a, c'est tout. - Tu as dit que la radio était interdite aux enfants, et les fables c'est pour les enfants. - C'est vrai, mais c'est dans le ghetto que c'est interdit." Jakob s'approche pour s'adresser à sa petite auditrice par-dessus le mur de séparation. "Au dehors, les enfants peuvent écouter, et des radios il y en a partout. Tu comprends ? - Oui, quand est-ce que ça commence ?" Il retourne alors s'asseoir à son poste de speaker. Speaker tout en étant Jakob. La radio est à la fois fictive et vraie. Lina sait très bien que l'oncle ment, et en même temps le croit. Il en va de même du récit filmique et de la diégèse, qui s'interpénètrent, de ce mélange de référence historique et d'imaginaire auquel on adhère encore plus d'y croire sans y croire. Jakob se mêle aussi bien de la fabrique du film quand il se met à siffloter l'air de la musique extradiégétique.
Filmicité
C'est peut-être le secret même de la filmicité. Ce qui importe de la croquette de pomme de terre dont Jakob fut virtuose avant la guerre n'est pas la chose elle-même mais sa qualité filmique. Que la croquette soit lancée en plan serré d'en bas par cette espèce de raquette qu'est la poêle à frire, traversant le champ de bas en haut pour tomber au plan suivant dans l'assiette surgissant droite-cadre au bout d'un bras tendu. Le motif diégétique est inséparable de son malicieux mode d'apparition. Le sens de la croquette dépasse le statut d'anecdote culinaire pour devenir un attribut affectif. Un délice pour le Kowalski d'avant-guerre, digne d'une monnaie d'échange contre les soins capillaires. Voire, la filmicité, c'est-à-dire la textualité du film, réside dans la permutabilité des éléments, propre à déstabiliser notre lecture à tout moment. Pas seulement entre appareil narratif et diégèse mais aussi entre tous les éléments de la diégèse. La musique martiale de la radio filtrant à travers une porte de bureau avant de céder la place au journal parlé, rythme ironiquement les pas énergiques du bureaucrate botté qui rabat la porte sur Jakob à l'écoute avant de traverser le couloir. Selon la stricte logique linéaire il n'était pas censé y avoir un quelconque rapport entre la radio et le comportement de l'homme.
Autant de détournements du cadre cognitif qui relèvent de l'humour, si l'humour, comme mode de décalage logique, est bien le contre-pouvoir spirituel de ce à quoi on ne peut échapper : le réel. Mais la neutralisation des valeurs cognitives par permutation entraîne aussi le mélange des genres. Un sujet triste n'implique pas un film triste comme le voudrait le naturalisme, voué à une transparence à l'objet, ce qui ne peut qu'avoir l'opacité de l'artifice.
Plus généralement, qu'il y colle ou la souligne, tout procédé narratif dévoué à la diégèse engendre la platitude. On n'en est pas vraiment quitte vu ce violon extradiégétique qui voudrait en rajouter sur la culture yiddish avec l'autorité du commentaire surplombant même si, à sa décharge, à 27'26 y répond le grincement du lit de Lina s'y tenant debout pour voir au dehors par la lucarne. Ou bien cette caméra, suiveuse comme un petit chien, qui n'a de cesse de signaler qu'un individu étranger à l'histoire, et d'autant plus attentif à ne rien perdre de l'action, promène son œil mécanique sur le plateau. Erreurs néanmoins bénignes à considérer combien est dépassée la médiocrité du cinéma dominant.
Drolatique tragédie
La liberté de filmage va jusqu'à donner un tour supplémentaire à la distorsion humoristique par le burlesque au plus fort du tragique. Pathétique destin de Kowalski, ce pitre baratineur, poltron (délicieux jeu d'esquives quand lui est proposé de brancher la radio chez lui à environ 33'25) et irrésistible souffre-douleur avec son cocard surmonté comme un clown d'une écorchure rouge en forme de sourcil interrogateur. On le savait depuis Beckett : rien n'est plus drôle que le malheur. Le burlesque nous épargne d'avoir à partager pieusement la compassion d'une salle pour un simulacre. Il s'agit d'un effet de l'écriture, relevant de tropismes langagiers ignorant la morale. Le cas Kowalki n'en est qu'une émergence, limitée au personnage. La veste coincée dans la porte refermée par le bureaucrate botté, suivie de la chute de Jakob tirant dessus de toutes ses forces quand elle s'ouvre soudainement est digne d'un Keaton. Sans oublier la séquence des latrines dont le jour en forme de cœur percé dans la porte en planche va surcadrer par ironie, en plan subjectif, l'approche du soldat débouclant déjà son ceinturon dans le contexte du travail forcé du ghetto. De même que la princesse du conte en robe blanche porte sur la poitrine une étoile jaune.
On peut par-là se convaincre que l'écriture détermine le récit à contre-fil. Aussi est-il probable que Kowalski ne porte des lunettes, qu'il n'a pas dans les images du passé, essentiellement surtout pour les besoins du comique de la scène des latrines. Ayant renversé une pile de caisses afin de sauver Jakob du flagrant délit d'usage des lieux d'aisance, il les ôte dans l'attente des immanquables coups du soldat allemand fonçant sur lui en contrechamp, ceinturon brandi.
Conclusion
Le registre tragique exclusif correspondant au référent historique eût condamné le spectateur à l'inanité du pathos, le ramenant au statut d'impuissant témoin. Le mélange de registres est un des effets du jeu sémiotique propice au questionnement. C'est d'ailleurs dans une scène d'allégresse que culmine l'émotion tragique : Lina sautillant de joie dans sa course le long de la galerie extérieure de la maison, en criant à trois reprises "on part en voyage". Mouvement trouvant son sens profond en se transmuant en défilement du paysage au rythme des bogies du train à la séquence suivante. Et pourtant le train est déjà-là, dans la forme de cette galerie dont l'arcature qui la supporte évoque un train de roues. 05/04/24 Retour titres Sommaire