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It Must Be Heaven , VO (arabe, hébreu, angl.) 2019 97' ; R., Sc. E. Suleyman, dédié à la Palestine et à la mémoire de John Berger, de Humbert Balsan, du père et de la mère du réalisateur ; Ph. Sofian El Fani ; Mont. Véronique Lange ; Déc. Caroline Adler ; Pr. Nazina Films, Pallas Film, Possibles Media, Zeyno Film ; Int. Elia Suleyman (lui-même), Ali Suleyman (le fou), Grégoire Colin (l'homme dans le métro), Gael Garci Bernal (lui-même).
Sur le mode de la dérision et de la farce, Elia promène, surcadré par d'épaisses lunettes, un regard dubitatif, arrêté au bord des questions relatives à un monde incompréhensible, chez lui à Nazareth puis en quête d'un financement pour son film à Paris puis New York. C'est le témoin sensible et désarmé d'une planète vouée au meilleur comme au pire jusqu'à l'absurde, méconnue dans sa vocation paradisiaque : "It must be Heaven". Tel est le véritable burlesque qu'il touche au plus profond du tragique.
Regard voué aux rencontres d'un hors-champ imprévisible, celui du Palestinien sans Palestine, Citoyen du monde sans patrie, l'équivalent pour la globalisation du Persan à Paris, qualifié de "parfait étranger" à l'occasion d'un entretien dans une école de cinéma newyorkaise. Au point que, privé de langue, le protagoniste en est réduit aux micro-réflexes faciaux. La dérision tient à l'impact minimaliste des événements sur ce tissu ultrasensible.Des phénomènes sociaux qu'on sait fondés dans la réalité sont présentés comme insolites, ce dont la figure majeure exacerbée par le format scope est la symétrie, qui requiert le plan fixe. Ainsi le machisme des deux hommes escortant leur sœur au restaurant face à Elia subit un double traitement d'improbabilisation. 1) La composition symétrique, autour de la jeune femme, des frères identiquement affublés, est bilatérale, superposable par pliage, la montre bracelet et les bagues ornant les mains opposées, les deux autres tenant le verre. Ce qui n'est que trop attesté dans la réalité est ironiquement frappé d'irréalité par un excès de géométrie. 2) Ce n'est de plus que le contrechamp d'un regard particulier, celui de notre narrateur diégétique. Regard récusant toute synthèse cognitive et donc éludant tout jugement. Ce qu'accuse l'ironie d'une scrupuleuse centration des plans fixes dans des cadres trop larges de ce témoin en butte à l'affolement des repères. Autant de menaces induisant la plus grande circonspection, notamment quand Elia surprend de son balcon un voisin pillant ses citronniers en contrebas. Sa tête émerge timidement peu à peu du parapet en une contreplongée en raccord-regard avec le chapardeur.
La figure récurrente de montage est donc le champ/contrechamp, à savoir jeu entre, d'une part, représentation parodique et, d'autre part, muet regard d'indécise perplexité. Cette craintive mise en réserve d'un sens inavouable se présente sous d'autres formes, qui relèvent de la caricature. Dans un supermarché newyorkais, le Palestinien découvre que les clients sont lourdement armés. Façon extravagante de souligner la "banalité du mal" d'un fléau national. Ceci sans tomber dans le piège de la dénonciation, qui instrumentaliserait le film à opposer une sainte morale au monde en crise. De même que le couple d'éboueurs noirs golfant avec des canettes d'alu projetées à coups de balai dans un égout, semble se figer au garde-à-vous, balai brandi, devant le défilé du quatorze juillet sur un écran télé à travers la vitrine du café, sous les yeux d'Elia consommant en terrasse ; ceci ironiquement légendé "projection vidéo" sur l'enseigne d'un sexshop à l'arrière-plan des golfeurs. Car, au même titre que le machisme des deux frères palestiniens, ou que la servitude volontaire des immigrés éboueurs, le bon citoyen armé n'est qu'une pièce de l'énigme planétaire. Ce qui n'exclut nullement le positionnement politique. Par ex., environ huit minutes avant l'épisode des éboueurs, en plan général, Elia contemple dos-caméra la statue équestre de Louis XIV sur la place des Victoires déserte, hallucinante de symétrie par le cadrage. Soudain il se retourne côté caméra (pl. 270 à environ 40:43).
- Contrechamp sur la Banque de France au fond, dans l'enfilade d'une rue débouchant sur la place, des chars d'assaut défilant devant la façade droite-gauche (271).
- Retour 270, raccord dans l'axe. Elia serré taille, la statue dressée par parallaxe sur la tête, se fige face, le raidissement du haut suggérant un garde-à-vous rejeté hors-champ (272).
- Contrechamp, raccord dans l'axe : défilé des chars plus serré (273).
- Raccord-mouvement inversé établissant la continuité entre les deux séquences, un taxi circulant gauche-droite, en sens inverse des chars, s'arrête dans une rue adjacente (rue Rameau). Sarcasme : son coffre s'ouvre automatiquement avec un son de joujou électrique comme les monoroues et autres fauteuils roulants.
- Neuf plans plus loin, Elia au milieu de la rue Lulli déserte rencontre le couple de Japonais descendu du taxi (282). Lequel serré poitrine le salue hors-champ en s'inclinant deux fois avec ensemble. La femme : "Are you Brigitte ?" (283). La séquence s'achève à dessein sur un plan large des deux touristes figés au garde-à-vous sous l'enseigne du magasin "L'humaine comédie".
On peut penser à Bardot. Mais l'enchaînement associatif Louis XIV/Banque de France/forces armées impose, via Emmanuel auquel renvoient ces figures du pouvoir, Brigitte Macron, ironiquement confondue (elle est née en 53) avec le sexagénaire Elia. La dérision du garde-à-vous est un geste d'insolence qui sera relayé par ceux des Japonais puis des éboueurs.
La question qui se formule dans le titre du film s'explicite à travers les images sous le mode de la consternation : "Comment un si beau monde peut-il receler tant de violence ?" Non pas beauté naturelle mais celle due à l'Homme-même qui l'avilit. Les images en scope de Paris et New York ou celles d'une oliveraie galiléenne évoquent des merveilles façonnées par l'homme. Paradis terrestre que revendique l'ange féminin de Central Park au nom de la cause de la Palestine dont les couleurs sont peintes sur sa poitrine nue en hommage aux Femen ("Nos poitrines sont nos étendards !") avec une réminiscence de Delacroix (La Liberté guidant le peuple). Utopie sans espoir dont ne reste qu'une paire d'ailes entre les mains des flics qui l'arraisonnaient. "Il y aura une Palestine" dit à Elia le cartomancien consulté vers la fin. Puis après un temps : "Mais ce ne sera pas de votre vivant ni du mien."
Le paradis terrestre est insaisissable d'autant qu'il est rongé de l'intérieur. Ce qu'indique l'ambivalence de la figure dominante de symétrie, à la fois équilibre harmonique concrétisé dans les ailes et logique imbécile par duplication inversée d'éléments superposables comme le sont les deux frères ou les flics parisiens vérifiant les dimensions de la terrasse du café. Les gestes de chacun sont calés sur ceux de l'autre comme s'ils étaient interchangeables. Logique aussi bien du cliché qui transforme une scène d'assistance par le samu social d'un SDF bivouaquant dans la rue en un étalage de gestes calibrés, symétrisés et chronométrés, surenchéris comme une annonce publicitaire.
Des anges voudraient en vain émerger de ce monde stupide, invisibles ou à demi, dissimulés dans les mouvements pleins de grâce d'un ballet de policiers sur monoroues. À rapprocher du ralenti du défilé des parisiennes audacieusement sensuelles sous les yeux éblouis du Palestinien fixé à sa terrasse (terrassé) de café. Mais la figure dominante est celle des ailes. Une femme près de Nazareth se livre sous les yeux d'Elia à un mystérieux rituel en alternant durant son parcours dans une oliveraie le portage sur tête de deux lourds récipients de cuivre protégés par un linge. Ôté soudain d'un ample geste, le voile blanc lui couvrant la tête se déploie sous forme alaire. Des figures de l'ange circulent ainsi à travers divers avatars. Voici le voyou du métro parisien, l'épaule prolongée d'une aile prélevée sur un élément de l'affiche d'arrière-plan. À la suite de quoi, remonté dans la rame, il semble planer, les bras étendus en croix de façon menaçante. On respire pour Elia de ce que l'ange noir descende à la station Vaugirard. Peine perdue ! Adossé à l'affiche publicitaire, il sirote tranquillement sa canette sans quitter Elia des yeux à travers la porte ouverte avant de remonter au signal de fermeture, qui s'est fait anormalement attendre. À remarquer qu'à l'arrière-plan, un voyageur en déplacement apparent, en fait silhouette postiche, visible durant toute la scène au débouché d'un couloir sur la quai, n'a pas bougé d'un poil, comme si, portant la menace au paroxysme de pouvoirs surnaturels, le temps s'était arrêté
Elia lui-même, par des configurations symétriques prolongeant latéralement ses épaules, se présente comme une créature volante, écartelée entre les continents qu'il relie par les airs. À environ 30', plongée sur sa voiture lancée à contre-sens sur l'autoroute israélienne (figure de la résistance) accompagnée off/over par une chanson langoureuse. La caméra se déporte sur sa gauche, survolant des terres arides avant de filer sur la mer et de se perdre dans les nuages en s'élevant. Au changement de plan, Elia est dans l'avion pour Paris, qui fait un soubresaut. Le voyageur accuse le coup en arrachant son oreillette, ce qui coupe la chanson. Raccord-regard en contrechamp sur l'aile (d'avion) - qui remue - à travers le hublot. La musique, non pas extradiégétique comme il semblait mais en focalisation interne, implique donc, imaginaire (d'où le caractère lénifiant) ou effective donc surnaturelle, un passage direct de la route à l'avion à travers les airs.
Mais le trajet de Paris à New York se réclame explicitement du concours des ailes. À Paris, le moineau familier mais perturbant s'envole par la fenêtre sur l'injonction d'Elia, qui lève les yeux. Contrechamp du ciel bleu sillonné de tracés de jets. Un accompagnement musical jazzy se prolonge au plan suivant commentant le trajet en taxi dans la nuit newyorkaise.
Il y a cependant un autre aspect : la mise en abyme. la caméra a en effet la faculté de voler. Elia montre le film en train de se faire. Il est à la fois réalisateur et personnage du film. Il y va de la crédibilité du cinéma. De deux choses l'une : ou bien l'on croit que, fenêtre sur le monde et médium neutre comme dispositif machinique, le cinéma a vocation à la vérité. C'est la thèse révélationniste, celle de Bazin. Ou bien l'on soupçonne que ce n'est pas si simple tout en ayant besoin de croire à la possibilité de la vérité. La vérité c'est alors celle de l'artifice. Ce n'est pas la transparence du medium, mais les subterfuges qu'il s'invente pour rendre compte de la démesure du réel. C'est la thèse constructiviste, à laquelle je me rallie. Il vaut mieux afficher l'artifice que de le censurer sous prétexte de transparence.
C'est tout le sens du prologue où, incarné par Suleiman, le prêtre, afin de livrer passage à la procession qu'il conduit, doit forcer une porte de l'église et administrer à l'intérieur une correction aux deux poivrots qui la condamnaient en se moquant de lui. Ainsi en va-t-il du cinéma libre. Il lui incombe le souci de vaincre les résistances. 24/06/22 Retour titres